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maintenant la lettre n° 25 juin 1998



Questions autour
d’un tueur en série

Le présumé tueur en série de l’Est parisien a été arrêté à Paris, le jeudi 26 mars 1998. Pour beaucoup cela a été un soulagement, pour d’autres une désagréable et incroyable surprise. En effet, Guy Georges, dit " Jo ", ne vivait pas seul.

A l’automne 1993, des squats s’ouvraient et il a débarqué. Ce n’était pas à proprement parler un militant, mais il cohabitait de façon sympathique. De son long passé carcéral, Jo disait qu’il était lié à un " braquage avec fusillade ".

La personnalité aimable et sympathique de Guy Georges ne justifie pas qu’on veuille l’innocenter à tout prix, pas plus qu’il ne serait acceptable de le considérer, d’emblée, comme coupable. Il n’est pas question ici de faire son procès ni évacuer pour autant la souffrance des victimes et de leurs proches, mais d’essayer de réfléchir, car ce type de personnalité existe, aussi incroyable que cela puisse paraître.

Pourquoi en parler?

D’abord parce que, l’ayant personnellement connu, cette histoire m’est proche. Ensuite, parce que, dans les milieux politiques de la contestation, ce genre d’affaire ne suscite souvent aucun intérêt. Il y a comme une sorte de permanence à vouloir ne pas s’y intéresser – surtout lorsqu’elle semble sortir des schémas habituels d’investigation sociale et politique – et l’on préfère laisser à d’autres le soin de le faire. Ces autres étant les professionnels de la justice et de la répression de la criminalité qui travaillent pour des institutions d’Etat, dont nous contestons par ailleurs l’autorité.

L’argument le plus souvent entendu est que les crimes commis par des individus, et exploités par les médias, servent souvent à en masquer d’autres, ceux commis par " les dominants ". Est-ce une raison pour ne pas s’y intéresser autrement? Et l’inverse n’est-il pas vrai? Les crimes perpétrés par les dominants doivent-ils occulter ceux commis par des individus au sein de la société?

L’échelle de Richter du crime

On a vu, dans les années 70, les maoïstes français tomber dans la plus misérable campagne en s’intéressant à un fait divers, celui de Bruay-en-Artois. Le présumé coupable n’était pas un prolétaire mais un notable bourgeois, la victime si. Et parce qu’il était bourgeois, le présumé innocent est devenu un coupable idéal. Seulement voilà, il n’était pas coupable! Inversement, un criminel prolétaire égorgeant et violant une bourgeoise aurait-il trouvé grâce à leurs yeux, incarnant une sorte d’activiste de la lutte des classes?

L’analyse de classe trouve ses limites quand elle se substitue à la justice en matière de droit des individus. Le risque étant de faire un droit partial, non pas au-delà de la justice bourgeoise, mais en deçà. Une véritable régression en quelque sorte.

L’extrême gauche évite, depuis, de faire des commentaires sur ce type de sujet, car ses grilles d’analyses n’ont pas de cases prévues pour cela. Le mieux pour elle est donc de ne plus en parler.

Autre raison pour laquelle ce genre d’histoire n’est pas abordée, c’est parce que nombre de milieux militants restent habités par l’espoir d’un monde parfait, sans contradictions, sans paradoxes, où tout irait de soi. Le crime comme le suicide, du moins ceux qui restent des énigmes, brisent l’idée d’un monde parfait. Nous devons donc admettre que nous sommes condamnés à nous " casser la tête " et mieux vaut s’en accommoder, c’est plus vivable, que de s’illusionner. Seulement, la perte d’illusions est toujours une chute terrible.

Ce fait divers venait nous rappeler qu’autour de nous, parmi nous, au sein de nos sociétés embryonnaires préfigurant le germe d’un autre futur, nous pouvions retrouver des criminels. Comment pourrions-nous prendre le problème en main, intelligemment parlant, si l’on ne s’y intéresse pas avant?

Une autre raison mise en avant pour ne pas s’y intéresser est de dire que cela a toujours existé, que c’est une loi statistique. Loi des grands nombres qui ignore la trajectoire du criminel. Un individu est-il, au nom de cette loi, né criminel, tueur né?

Nous sommes là obligés d’user d’autres méthodes pour comprendre, ou tenter de comprendre. C’est souvent mal perçu. Dès lors que l’on cherche à expliquer un acte dans la trajectoire individuelle de son auteur, c’est mal supporté car assimilé au fait de justifier l’acte. Or, comprendre, expliquer – ou tenter de le faire – n’est pas justifier.

La trajectoire d’un tueur

Il est arrivé que des viols soient commis dans des lieux qui se voulaient antisexistes, antiflics et radicaux (squats, festivals...) et que cela se termine par la remise du coupable aux mains de la police... afin d’éviter son lynchage par les autres. Cela aussi pourrait nous poser question.

Jo, comme tout le monde, avait une société dans laquelle il était admis comme sujet et puis, dans l’autre, la société, il a tué. Il n’a pas tué ni violé au sein du milieu qu’il fréquentait. Est-ce parce qu’il s’y sentait suffisamment contenu socialement (liens sociaux, capacité d’avoir une compagne)? Sur une île, avec des liens sociaux, aurait-il, bien que traumatisé, tué ou pas? Ou bien la qualité des liens l’en aurait-il préservé?

Peut-on le considérer, lui aussi, comme une victime? Tueur, on le devient sur la base d’un traumatisme fondamental. Apprendre à fantasmer ses pulsions les plus sadiques ou les plus meurtrières fait partie de notre apprentissage à vivre avec l’autre. Pour la plupart d’entre nous, ces pulsions inconscientes restent des fantasmes et notre structure psychique trouve toujours des dérivés à ce type de pulsions. Pour d’autres, cela ne marche pas car la structuration psychique ne s’est pas bien opérée dans les premières relations de la vie. Dès lors, il s’avère souvent que la frustration ne peut se gérer. La seule résolution de la pulsion est sa traduction directe en acte. Après, c’est le soulagement. Le tueur est quelqu’un à qui il a manqué quelque chose dont l’importance est fondatrice.

Tout cela interroge sur les occasions que le tueur a pu avoir d’accrocher avec quelqu’un qui aurait pu, si transfert il y avait eu, démarrer un soutien thérapeutique. Mais le rendez-vous n’a pas eu lieu. Face à lui-même, le tueur a continué son cheminement et même s’il était capable de tisser des relations sociales contenantes et positives, elles restaient éphémères et insuffisantes à colmater le manque fondateur. Toujours est-il que ce type de trajectoire n’est pas une fatalité, c’est un gâchis, un drame, une tragédie humaine.

Jo est noir, il est chômeur, précaire, il n’a pas eu de chance... Certains diront : " C’est la faute du gouvernement ". D’autres diront : " C’est encore un négro qui a tué! "

Beaucoup diront que " c’est bestial, pas humain ". L’homme refuserait-il d’assumer sa condition et l’une de ses facettes dès lors qu’elle se présenterait sous un jour peu enviable? Qu’on le veuille ou non, ces crimes horribles sont ceux d’un être humain, pas d’une bête ni d’un monstre de foire.

Question de méthodes
qui posent question

Il y aura, avant les assises, un certain nombre de pièces ajoutées au dossier : celles issues des expertises et contre-expertises psychiatriques établies par des psychiatres qui doivent répondre à un certain nombre de questions. Notamment concernant la responsabilité de l’inculpé et de son accessibilité à une sanction pénale; celle de sa curabilité ou de sa réadaptabilité, de sa dangerosité. Mais aussi l’étude de la personnalité, menée par des psychologues, avec l’aide d’une batterie de tests. Tout dépend dès lors des outils conceptuels utilisés par les psychiatres, comme des tendances actuelles.

Les tests ADN

On peut craindre que le débat sur la peine de mort soit relancé à travers une telle affaire, d’autant que la mise en œuvre des tests génétiques, s’ils s’avéraient être reconnus fiables à 100%, pourraient être considérés comme la " preuve absolue " qui permet d’établir la culpabilité " à coup sûr ". Le test génétique abolirait-il alors " la présomption d’innocence ", le doute ultime mis en avant par les abolitionnistes au moment du débat sur la peine de mort? Si cela devait être le cas, il serait urgent de redéfinir les autres raisons qui font que nous sommes abolitionnistes.

Ces tests peuvent également permettre d’innocenter un inculpé et sont, de ce point de vue, à considérer comme une évolution pour la justice. Mais quelles garanties éthiques avons nous contre la constitution d’un fichier de tous les citoyens et des risques que cela ferait planer sur notre société? D’autant que nous ne sommes pas à l’abri d’erreurs humaines de manipulation, éventuellement mal intentionnées.

Leur apparition comme la systématisation des méthodes " modernes " d’enquête modifient ou vont modifier l’organisation méthodologique des enquêtes criminelles, au point de remettre en question un certain type d’enquêtes personnalisées et méthodiques, au profit d’une enquête standard avec utilisation des technologies nouvelles. Les vieilles méthodes du détective opiniâtre et persévérant menant une enquête personnalisée et fastidieuse n’auraient-elles pas porté de meilleurs fruits quant à l’arrestation d’un tueur avant que ne se soit constituée une série?

Le portrait-robot

Se pose aussi dans l’" affaire Guy Georges " la question du portrait-robot. On se souvient que la victime rescapée établit manuellement un portrait-robot (selon l’ancienne méthode), un portrait-robot à visage humain. Un an plus tard, elle fut à nouveau sollicitée pour établir un portrait-robot avec de nouvelles méthodes. On aboutit à un nouveau portrait-robot ne ressemblant absolument pas au premier, et encore moins à Guy Georges, mais évoquant le visage d’un Maghrébin. Que s’est-t-il passé? Modifications dans la mémoire de la victime rescapée? Non. Simplement, apparition de nouvelles méthodes high-tech d’enquête. Entre-temps, la France s’était procuré un logiciel informatique top niveau, utilisé en Angleterre par Scotland Yard, qui permettait d’établir le portrait-robot " du tueur ethnique ". Le type " ethnique " majoritaire en Grande-Bretagne étant " le Pakistanais ", les Français, sûrement contents d’avoir pensé à rectifier le tir, ont bricolé le logiciel pour que celui-ci fournisse un " portrait ethnique " à la française, sachant qu’en France " l’ethnicité " n’est pas pakistanaise... mais maghrébine. C’est donc sur la base d’un portrait-robot aux limites logicielles maghrébines que l’une des victimes, survivante, a établi le portrait-robot n°2, celui que la France entière a pu voir. On appréciera la dimension raciste qu’il y a à établir ce profil du " tueur ethnique ", venant renforcer l’idée pour ceux dont la tendance est à la xénophobie que le Maghrébin est un tueur potentiel.

Nous ne sommes plus, là, dans l’enquête personnalisée qui respecte autant l’individualité du coupable que la dignité de la victime, mais dans une parfaite manipulation.

De la même manière, il semblerait que le tueur ne devienne intéressant que lorsqu’il devient tueur en série. Les avocats médiatiques se battent alors pour assurer sa défense : c’est un bon coup! Mais où est la victime en tant que sujet, en tant qu’unique, face à un tel traitement?

Qu’il soit de masse ou individuel et secret, le crime est toujours vécu comme souffrance de façon unique par l’individu qui en est victime.

Quelle juridiction?

S’il était jugé complètement irresponsable au moment de chacun des actes, ce qui suppose qu’il ait été victime d’un trouble mental à ces moments-là ayant aboli tout discernement ou contrôle des actes (article 122-1 du nouveau code pénal), il peut y avoir – du point de vue pénal – non-lieu et acquittement, avec mise sous hospitalisation d’office judiciaire et admission en psychiatrie à vie dans une unité pour malade difficile (UMD). Mais il faut savoir que l’incurabilité de ce type de crimes est de plus en plus souvent invoquée pour considérer qu’ils ne rentrent pas dans le cadre de la psychiatrie comme espace de soins. Ils sont donc souvent jugés responsables de leurs actes, en partie parce que les psychiatres ne veulent pas avoir à prendre la responsabilité d’avoir à faire sortir un patient sans avoir l’assurance qu’il ne recommencera pas.

Même acquitté pénalement pour irresponsabilité, l’accusé reste responsable du point de vue civil. L’article 122-2 du nouveau code pénal définit la " responsabilité atténuée " pour, par exemple, " des troubles mentaux qui ne modifient pas le discernement mais atteignent la volonté ". " Le sujet a conscience de commettre une infraction mais ne peut résister sous l’influence d’une pulsion. " Ici l’accusé devient punissable et reste civilement responsable. Cette dualité pénale et civile ouvrent une discussion, celle de la remise en cause du droit pénal que nous pourrions demander, mais qui impliquerait que les litiges les plus graves soient intégrés à la juridiction civile, avec donc la nécessité d’une " réparation ".

En matière de relance de " la peine de mort ", sa remise en question s’appuie sur le fait que la peine de mort était une " peine ", c’est-à-dire relevant du droit pénal, qui impliquait finalement l’ensemble des citoyens. La mort peut-elle être réintroduite, non comme " peine de mort ", mais comme possibilité civile réservée aux " ayants droits " comme réparation? D’une certaine façon, comme introduction dans le droit civil de la possibilité de la " vengeance " comme demande de réparation. Ce qui n’est plus la peine de mort, mais une certaine réappropriation par la société civile d’un mode de règlement des litiges, incluant les litiges les plus graves.

C’est la question de la loi, comme lien social, qui dans un espace politique large – aujourd’hui planétaire – doit se poser sereinement. Le respect dû à l’autre et à soi-même n’est pas réservé aux amis choisis, aux proches parce qu’ils sont proches, mais à l’autre parce que, qu’on veuille ou non le fréquenter directement, il est autre. Mais pour que cela marche, il faut que tous et toutes soient non fils ou filles de leurs parents, non amis et amies de leurs amis, mais fils et filles de la loi et égaux devant elle.

Seule la loi, rétablit la justice, soyons clairs avec cela et nous ferons vraiment la révolution, sinon nous resterons condamnés à nous révolter sur des bases sans fond, sans éthique... Ne nous étonnons pas, dès lors, que la nature qui a horreur du vide fasse passer l’ordre moral comme valeur suprême si nous n’avons pas eu le courage (peur d’affronter la démagogie gauchiste?) d’établir l’éthique et la loi.

Arnold Tersand

Chercheur, clinicien.

<Acratick>
 
 

Photo de Guy Georges pour laquelle il avait été rémunéré. Publiée dans Paris-Match du 15 juin 1995 accompagnée d’une légende qui le présentait comme le gardien du squat de Nanterre, ce qu’il ne fut jamais. Deux ans plus tard, Match publiait une nouvelle photo de Guy Georges, tirée de la même série, avec cette fois pour légende : dans son squat près des Halles.


 
 

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