Article mis à jour le 1 avril 2024

Nom : Hatchand Bhaonani Gurumukh Sobhraj, puis Charles Sobhraj.
Surnom : « Le bikini killer », « Le Serpent ».
Né le : 6 avril 1944.
Mort le : encore vivant, emprisonné à la prison de Katmandou, au Népal.

Surnommé « The Bikini Killer », Charles Sobhraj a assassiné au moins 9 touristes en Asie du Sud-Est au cours des années 1970. Sobhraj se liait d’amitié avec les voyageurs avant de les empoisonner.
C’était un escroc, un voleur de bijoux, un trafiquant de drogue et un meurtrier, mais aussi une célébrité médiatique. Il a amassé assez d’argent pour corrompre ses geôliers, qui ont rendu sa vie dans une prison indienne bien plus supportable. Jusqu’à la fin, il a cru pouvoir échapper à la Justice… et a failli y parvenir.

Informations personnelles

Sobhraj est né Gurmukh Sobhraj d’une jeune et jolie vietnamienne célibataire prénommée Song et de son amant, un tailleur indien qui était 2 fois plus âgé, Hotchand Bhawnani Sobhraj.

Leur relation changea lorsque Song découvrit qu’elle était enceinte. Leurs rapports empirèrent durant la grossesse et ne s’améliorèrent pas après la naissance du bébé. Sobhraj père refusa de reconnaître l’enfant et toléra à peine que Song revienne vivre avec lui.

La Seconde Guerre Mondiale, l’occupation japonaise puis la prise du pouvoir des Viet Minh, le rejet du père et la naïveté de la mère, firent que l’enfant ne fut pas inscrit sur les registres d’état civil. Il n’eut, dès le départ, aucune existence légale.

Le père avait une épouse légitime et des enfants en Inde. Song lui reprochait de ne pas l’aimer, de ne jamais s’occuper d’elle ni de leur fils. Hotchand Sobhraj l’accusait de le tromper avec de nombreux amants. Quand Gurmuhk eut 2 ans, la situation devint intenable et Song quitta son amant pour de bon.
Song, qui avait alors 24 ans, découvrit peu de temps après qu’elle était de nouveau enceinte du tailleur. Heureusement pour elle, elle rencontra un jeune officier français qui tomba fou amoureux d’elle, au point d’accepter Gurmuhk et le bébé à naître. Le lieutenant Alphonse Darreau et Song se marièrent le 15 septembre 1948.

Darreau reconnut Anne-Marie, la petite fille qui naquit, mais refusa de donner son nom à Gurmukh. Le petit garçon, qui avait alors 4 ans, était déjà très turbulent. Personne ne s’était vraiment occupé de lui durant ses premières années. Son père avait passé son temps à travailler du matin au soir et sa mère était beaucoup sortie dans l’espoir de trouver un bon mari. Gurmukh s’était éduqué tout seul, avec les gamins des rues et les filles de joie. Il insultait sa mère et Darreau. Il parlait mal aux invités de ses parents, au point que sa mère l’enfermait dans sa chambre quand ils recevaient.
Gurmukh ne cessait de parler de son « vrai » père, qu’il adorait, et espérait qu’il viendrait le chercher. Mais Hotchand Sobhraj ne demanda jamais de nouvelles de son fils.

Le petit garçon souffrait d’incontinence, un problème qui allait le poursuivre jusqu’à l’adolescence. Sa mère ne comprit pas sa détresse et réagit avec dureté.
Un jour, des policiers le ramenèrent à la maison : il avait volé un vélo. Sa mère le punit, mais il parvint à s’enfuir. Son père biologique appela Song quelques jours plus tard : le garçon avait traversé tout Saïgon, seul, pour venir se réfugier dans l’atelier de couture de son père. Mais Hotchand Sobhraj ne voulait pas de lui. Il avait une nouvelle compagne, une Vietnamienne qui était enceinte. Il le renvoya chez Song.

En 1949, le lieutenant Darreau reçut l’ordre de revenir en France. Song fut folle de joie, mais Gurmukh refusa obstinément de quitter Saïgon et son père chéri. Alphonse Darreau réalisa dans le même temps que Gurmukh n’ayant pas d’existence légale ni pièce d’identité, il ne pouvait être inscrit sur le passeport de sa mère. Il ne pouvait donc pas quitter le pays. Song supplia alors Sobhraj père de prendre soin du garçon, le temps qu’elle arrive en France et trouve un moyen légal d’y faire venir son fils. Hotchand Sobhraj était devenu riche et prospère et ne voulait pas s’encombrer d’un gamin turbulent. Mais il finit par céder aux supplications de Song et aux pleurs de Gurmukh.

Alphonse Darreau revint à Saïgon en 1952 pour combattre les rebelles Viet minh qui avaient envahi l’Indochine 2 ans plus tôt. Song et lui avaient eu deux nouveaux enfants, un 3e était en route, et ils ne s’étaient pas vraiment souciés de faire venir Gurmukh en France.
Song s’enquit toutefois du sort de son fils, qui avait à présent 9 ans. Sobhraj père avait eu 3 enfants avec sa nouvelle concubine vietnamienne et cette dernière ne supportait pas Gurmukh. Elle le harcelait constamment et le garçon, en réaction, était devenu rebelle, menteur, désobéissant et sauvage. Il passait son temps dans la rue avec une bande de petits voyous dont il était le chef.
Song et Darreau retrouvèrent le gamin après plusieurs jours de recherche, dans un immeuble en ruines, avec d’autres garçons qui survivaient grâce à divers larcins.
Le lieutenant Darreau eut pitié de lui et décida de tout faire pour que Gurmukh ait enfin une stabilité familiale et des papiers officiels. Le 10 janvier 1953, Sobhraj père reconnu officiellement la paternité du garçon, mais abandonna sa responsabilité à Alphonse Darreau. Cependant, au dernier moment, le lieutenant refusa de donner son nom au garçon, alors qu’il avait accepté de le faire pour le bébé dont Song était enceinte à leur rencontre.

Peu après, le brave et généreux lieutenant Darreau fut envoyé combattre au front et revint changé pour toujours. Des explosions d’obus, le fait d’avoir frôlé la mort et vu tomber des camarades… Il devint renfermé, irritable et ne supporta plus le moindre bruit (de nos jours, on diagnostiquerait sans doute un « Syndrome de stress post-traumatique »).
Il fut renvoyé en France et, cette fois-ci, Gurmukh reçu l’autorisation de partir avec eux. Il refusa à nouveau de quitter Saïgon mais sa mère le força à les suivre.

Sobhraj en 1956
Sobhraj en 1956

En France, le lieutenant Darreau sembla se remettre, au point qu’on l’envoya bientôt à Dakar, au Sénégal, alors colonie française. La famille Darreau s’y installa en 1956 : Song, Alphonse, Gurmukh (qui avait alors 12 ans) et les 6 enfants du couple. Darreau souffrit à nouveau de son traumatisme psychologique, qui provoquait des douleurs lancinantes, et se comporta de manière brutale avec sa famille.
De son côté, Gurmukh s’entendit plutôt bien avec ses demi-frères et sœur. Il était l’aîné et avait de l’influence sur eux. Ils se réunissaient dans la cave et Gurmukh s’y déguisait pour inventer des histoires et des spectacles. André, 8 ans plus jeune que lui, mais lui ressemblant comme un jumeau, vouait une adoration sans borne à son grand frère. Gurmukh aimait imiter le Charlot de Chaplin, au point que sa famille finit par le surnommer « Charlot ». Quand le garçon fut baptisé en 1959, à l’âge de 15 ans, sa mère demanda qu’il fut enregistré sous le nom de Charles Gurmukh Sobhraj.

Mais Charles fut rapidement remarqué par la police de Dakar : il était voleur à la tire, il entrait au cinéma sans payer, etc. Il avait également des problèmes à l’école, alors qu’il parlait français, vietnamien, anglais et un peu d’hindi. « Il est profondément paresseux, têtu et indiscipliné », écrivit l’un de ses professeurs.
Charles Sobhraj se lia d’amitié avec un jeune wolof nommé Sarak. Un jour, Sarak fut surpris alors qu’il volait dans le marché de Dakar. Le garçon avoua que Sobhraj lui avait ordonné d’agir ainsi. Lorsque sa mère lui reprocha son comportement, Charles répondit très calmement : « Il y a toujours des imbéciles qui font ce que je leur dis ».
Song et Darreau le punirent, mirent des barreaux aux fenêtres, l’attachèrent à son lit… mais Charles Sobhraj parvint toujours à s’échapper pour retourner en ville afin de recommencer ses vols et ses cambriolages. Il poussa même André à l’accompagner lors de ses forfaits.

Après quelque temps, suite à l’indépendance des colonies françaises en Afrique, les soldats français rentrèrent au pays. Alphonse Darreau et sa grande famille s’installèrent à Marseille.

Charles avait 16 ans, il mouillait toujours son lit et passait son temps à mentir, à insulter et à menacer. En décembre 1959, il fut arrêté pour avoir voulu vendre des cartes de Noël… et avoir menacé d’un couteau ceux qui refusaient. Song et Darreau ne savaient plus que faire de l’adolescent. Ils décidèrent de le placer dans un pensionnat catholique. Charles refusa et expliqua qu’il souhaitait repartir à Saïgon pour vivre avec son père. Mais ce dernier, qui avait des maîtresses et des enfants dans plusieurs pays, n’avait jamais demandé de nouvelles de son fils ni envoyé d’argent depuis 5 ans.
Au pensionnat, Charles Sobhraj tenta immédiatement de s’enfuir et finit par y parvenir. Il fut repris en avril 1960 alors qu’il tentait d’embarquer dans un cargo en partance pour l’Asie. Deux mois plus tard, il parvint à se faufiler dans un bateau en route vers Djibouti. Mais Charles fut surpris en train de voler le passeport d’un marin. On l’enferma en cale pour le renvoyer vers la France. Son père biologique refusa de payer le voyage de retour. Song et Darreau durent s’en charger et l’accueillirent froidement à Marseille.

Sobhraj en 1960
Sobhraj en 1960

Échaudé par son voyage à fond de cale, Charles accepta que sa mère l’envoie à Paris pour travailler dans des restaurants vietnamiens. Il travailla quelques mois à la fin de l’année 1960.
Son père était devenu très riche et faisait le tour du monde. Parvenu en France, il se rendit à Paris et, par curiosité, voulut revoir son fils. Il découvrit un adolescent intelligent, gentil et fou de joie de le revoir.  Il décida qu’il méritait mieux qu’un emploi de serveur ou de cuistot. Charles lui mentit en se faisant passer pour un pauvre garçon miséreux et mal aimé qu’on forçait à trimer jour et nuit dans de terribles conditions. Son père le prit en pitié. Il demanda à Song et Darreau la permission de ramener Charles à Saïgon pour lui enseigner le métier de tailleur avec l’intention, peut-être, d’en faire son successeur. Song fut trop heureuse d’éloigner son voyou de fils, qui était évidemment très heureux de la tournure des événements.

Au printemps 1961, à l’âge de 17 ans, Charles Sobrahj repartit à Saïgon. Mais bien entendu, il y reprit rapidement ses mauvaises habitudes, presque encouragé par la concubine de son père, qui le détestait toujours autant. Sobhraj père exigeait que son fils se lève à l’aube et travaille très dur, mais il s’échappa et disparut dans la grande ville. Il traina avec des prostituées et vola des voitures.
En désespoir de cause, son père décida de l’envoyer en Inde, chez des cousins tailleurs, loin des tentations. Si Charles y restait un an, il obtiendrait la nationalité indienne. Mais il ne tint pas plus que quelques semaines. Les cousins étaient de pauvres ouvriers besogneux et honnêtes, que l’adolescent méprisa immédiatement.
En mars 1962, bloqué durant des semaines dans la cale fétide d’un bateau parce qu’il ne possédait pas de passeport, Charles Sobhraj attendit en vain que son père lui paie le voyage de retour à Saïgon. Il dut supplier sa mère de le faire rapatrier à Marseille. Elle dut vendre des bijoux pour payer son voyage de retour. Charles revint plein de gratitude, mais Song lui expliqua qu’il ne pourrait plus vivre « chez eux » : Darreau était de nouveau malade et la maison était trop petite.

Charles travailla dans des restaurants pour se nourrir, mais ne parvint jamais à garder un emploi plus de quelques jours. Puis, il vola une voiture et partie en virée avec une jeune femme rencontrée peu auparavant. Il fut arrêté pour excès de vitesse et condamné à 6 mois de prison pour le vol.
Dans la prison de Grasse, il apprit les arts martiaux et l’italien. Une fois sorti, on lui annonça qu’il avait 30 jours pour obtenir des papiers avant d’être expulsé à jamais du territoire français. Il demanda alors de l’argent à sa mère pour aller en Italie. Elle refusa. Il était à présent adulte, il devait se débrouiller. Il repartit donc à Paris.
Ils n’allaient plus se revoir pendant 10 ans.

Charles se fit discret dans la capitale. Il passa Noël 1963 totalement seul, puis rencontra un truand vietnamien qui le prit sous son aile. Il lui enseigna le kung-fu et la pensée bouddhiste. Il lui permit également de se procurer des faux papiers. Pour cela, il devait débourser 3000 francs. Durant le printemps 1964, Charles Sobhraj commit des cambriolages pour réunir la somme. Il y était presque lorsqu’il vola une voiture pour, de nouveau, faire un tour avec une jolie fille. Arrêté pour excès de vitesse, il se retrouva face à un juge sévère qui n’aimait pas les récidivistes. Il fut condamné à 3 ans de prison ferme.

Il se retrouva complétement seul dans la prison de Poissy, éloigné de sa famille, sans personne pour se soucier de lui. Sobhraj allait affirmer par la suite qu’il avait alors décidé que sa famille et la société paieraient pour l’avoir abandonné.
Mais ce besoin de vengeance n’est sans doute qu’un prétexte. « Ses affirmations selon lesquelles sa vie était une protestation contre le système juridique français ou que son amour pour le Vietnam et l’Asie ont motivé sa carrière criminelle sont absurdes. Mais comme outils de manipulation psychologique, ils ont été très efficaces », a écrit Richard Neville dans son ouvrage sur Sobhraj.

La prison était un environnement brutal et un jeune adolescent comme lui aurait dû être « de la viande fraîche » pour les prédateurs incarcérés. Mais il maitrisait les arts-martiaux et était capable de se défendre.

Proche de Paris, la prison de Poissy était un endroit terrible. Construite au 16ᵉ siècle, elle avait d’abord été un couvent avant d’être transformé en prison lors de la Révolution Française. De hauts murs de pierre séparaient les prisonniers du monde extérieur et les cellules individuelles étaient si petites qu’elles n’étaient utilisées que pour dormir. Pendant la journée, la prison était divisée en plusieurs quartiers, selon le type de prisonnier : un pour les malades, un pour les fous dangereux et un dernier pour ceux dont on ne savait que faire. Sobhraj avait été envoyé dans le dernier. La prison était dirigée d’une main de fer : les détenus ne pouvaient personnaliser leur cellule, les radios et les journaux étaient interdits et les lettres censurées.

Le comportement de Sobhraj en prison fut toutefois révélateur de son attitude future. Par exemple, on interdisait aux prisonniers de garder des livres dans leurs cellules, excepté pour le jeune Charles. Il se faisait passer pour un pauvre petit adolescent miséreux, au point qu’il attira l’attention d’un des volontaires qui visitaient les prisonniers. Felix d’Escogne était un jeune homme fortuné issu d’une famille riche, cadre dans une grande entreprise, qui venait chaque semaine à Poissy pour aider les prisonniers à écrire des lettres, résoudre des problèmes juridiques simples ou simplement proposer sa compagnie. Lorsqu’ils se rencontrèrent en 1966, Charles Sobhraj s’attacha rapidement à Félix, qu’il considéra comme un sauveur et un modèle à suivre.

Sobhraj demande à Félix de jouer les intermédiaires avec son père (Sobhraj oscillait constamment entre son père et sa mère, avec des relations difficiles…). Charles désirait revenir à Saïgon, mais voulait que son père l’y invite et consente à lui payer le voyage. Sauf qu’il n’avait pas reçu la moindre nouvelle de son père depuis 5 ans. Felix d’Escogne prit le jeune homme en pitié, même si l’aumônier de la prison le mit en garde : Charles Sobhraj était un manipulateur et un menteur hors pair, et ferait tout pour mettre Félix sous sa coupe. Il était intelligent, il passait beaucoup de temps à lire, mais il se servait de son cerveau pour de sombres desseins.

Felix revint chaque semaine et Charles lui raconta sa vie, mettant en avant sa jeunesse solitaire et malheureuse… et un égo déjà boursouflé. Felix d’Escognes réalisa rapidement que Sobhraj mentait souvent, se présentait sous le meilleur jour et dépeignait ses parents comme des monstres ou des saints, selon la semaine. Il lui écrivait également de longues lettres remplies de citations de Freud ou de Nietzsche…

Bien que leur relation devint presque étouffante, Felix continua de rendre visite au jeune homme. Il écrivit même au père de Charles pour tenter de le convaincre de reprendre contact. Après 3 mois sans réponse, Charles Sobhraj écrivit une lettre remplie de haine et de fureur à son père où il lui expliqua qu’il le reniait, qu’il voulait le faire souffrir et qu’un jour il serait « riche, même sans lui »… Heureusement pour lui, Felix d’Escognes ne la posta pas, car aux alentours de Noël 1966, Sobhraj reçut une lettre de son père, qui acceptait de le revoir. Il répondait au courrier de Félix, mais depuis l’Inde, sa lettre avait mis des mois à arriver.

Ils se mirent à échanger des courriers et Charles demanda à son père de lui couper plusieurs costumes « à la mode parisienne », précisant « J’aimerais qu’ils soient prêts pour le jour de ma libération »… Son père eut la gentillesse de lui en envoyer deux.

Felix d’Escognes parvint également à trouver un moyen juridique pour que Charles obtienne la nationalité française, vu qu’il était né en Indochine, ex-colonie française. Mais il devait pour cela faire son service militaire qui, à l’époque, durait 2 ans.

En attendant la fin de sa peine,Sobhraj apprit les bases de l’allemand à travers des livres.

En 1968, après sa libération conditionnelle, Sobhraj s’installa avec son ami Félix. Il sembla s’être assagi, mais vécu à ses crochets durant des mois, sans chercher un emploi pour rembourser ses dettes. En fait, il reprit rapidement son mode de vie criminel, cette fois avec plus d’habilité et de prudence. Il vivait dans deux mondes très différents. Le monde lumineux de Félix d’Escogne était rempli de gens riches et de soirées et permettait à Sobhraj d’interagir avec certaines des meilleures familles parisiennes. L’autre monde, celui de la pègre, était plus sombre et plus sinistre, mais Charles Sobhraj s’y sentait à la maison.

Lors d’une soirée parisienne, Charles Sobhraj rencontra Chantal (parfois appelée Hélène), une belle jeune femme de 20 ans qui vivait encore chez ses parents. Instantanément, elle fut charmée par ce jeune homme érudit et bien nanti qui lui raconta ses aventures en Orient et à Dakar, et lui parla de sa riche famille à Saïgon. Il parlait comme un poète et courtisait la jeune Chantal, malgré la désapprobation initiale de ses parents. Le père de Chantal, un catholique traditionaliste, ne permettrait jamais à sa fille d’épouser une métisse asiatique, peu importait la richesse de sa famille au Vietnam. Mais Chantal était follement amoureuse…

Le comportement autodestructeur de Charles le renvoya toutefois en prison le soir où il proposa à sa fiancée de l’épouser, en août 1968.
Charles Sobhraj demanda Chantal en mariage en lui affirmant qu’il devait partir en Asie : son père lui avait proposé de travailler avec lui à Saïgon. En fait, son père venait d’écrire à Felix d’Escogne qu’il ne voulait pas voir Charles. Non seulement la guerre faisait rage au Vietnam, mais il ne faisait pas du tout confiance à son fils…
Charles avait volé une voiture (encore) et emmena Chantal au casino de Deauville. Des paris fous, presque frénétiques, l’amenèrent à gagner puis perdre 6000 francs. Il avait rejeté la responsabilité sur Chantal, ils s’étaient disputés et elle avait refusé de l’épouser. Ils étaient alors retournés à la maison à une vitesse folle jusqu’à ce qu’une Chantal terrifiée accepte finalement de l’épouser.
Un car de police remarqua la voiture en excès de vitesse et la poursuivit, sirène hurlante. Sobhraj tenta de semer les policiers, mais perdit le contrôle de son véhicule dans une courbe trempée par la pluie. La voiture fit un tête-à-queue et Chantal fut blessée.
Charles Sobhraj conduisait une voiture volée, sans permis de conduire. Il fut immédiatement arrêté.

Chantal et Felix témoignèrent pour lui. Felix engagea un psychiatre pour sa défense (qui pensa qu’il était possible de « guérir » Charles Sobhraj), mais lui expliqua sans fars ce qu’il pensait de son jeune ami :

« C’est le menteur le plus doué que vous rencontrerez jamais. Il possède une intelligence intuitive, une grande rapidité de compréhension, un don certain à cultiver son esprit. (…) Toutefois, il exploite à 100 % la faiblesse de ceux qui l’entourent. Il est avide d’argent et de succès, et considère que ce sont les ambitions les plus nobles. Il n’a aucun sens moral, ou presque. Sa vanité est exacerbée, son désir d’être aimé est incoercible, mais il n’admettra jamais qu’il est vulnérable. Sa sentimentalité et sa sexualité sont Donjuannesque, au sens pathologique du terme. Il est tout à fait capable d’être poli, mais seulement par calcul. Il est impulsif et agressif. Sa vie est une perpétuelle fuite en avant. Il veut que les gens le plaignent. Acteur brillant et poseur extraordinaire, il fuit sans cesse la réalité. ».

Le juge condamna Charles Sobhraj à 8 mois de prison à la maison d’arrêt de Rouen. Le jeune homme envoya des lettres geignardes à Félix qui, lassé, lui répondit dans un courrier :

« Ton problème principal, c’est cette façon que tu as de te complaire dans l’introspection la plus morbide. Je dis bien morbide ! Oh, je sais, un peu d’auto-analyse de temps en temps ne peut pas faire de mal. (…) Je me demande ce que tu peux bien voir ? Cette fois-ci, en tout cas, tu es obligé de regarder ce qui est sale. (…) Tu sembles incapable de sacrifice, bien que tu en parles tout le temps. Tu te laisses guider par l’humeur du moment et un jour, ça te mènera tout droit à la catastrophe… Je veux que tous ces chocs soient pour toi le prétexte à commencer une vie nouvelle. ».

Charles Sobhraj le prit extrêmement mal, hurlant dans sa cellule tel un animal, et, deux semaines plus tard, il répondit à Felix de manière cinglante :

« Ne te fais plus de souci pour moi. Ne perds plus une minute pour moi. À partir de maintenant, c’est moi et moi seul qui choisirais mon destin… Je prendrai mes décisions quand je voudrais, où je voudrais et de la manière qui me semblera la meilleure (et pas comme tu le voudrais, toi). Je peux t’assurer que je ne suis nullement prisonnier de ce que tu as un jour défini comme « un amour-propre hypertrophié ». Tout au contraire, je suis parfaitement calme et lucide et confiant. (…) Je ne veux plus jamais d’aide ou de contact ou d’assistance matérielle de ta part. Pas un centime ! Je ne mettrai plus jamais les pieds chez toi serait-ce pour une seconde. Le jour où je quitterai cette geôle (et au fait je peux t’assurer que ce sera la dernière fois), Chantal et moi nous nous marierons. L’avenir nous appartient. Je te prie de ne plus te mêler de nos existences ! ».

Ce à quoi Felix lui répondit laconiquement : « Tu montres enfin ta vraie nature. Le côté de ta personnalité que tu as montré à ton père, à ton beau-père et à tous ceux qui, en général, ce sont occupés de toi… (…) De toute façon, tu te révèles en fin de compte pour ce que  tu es profondément : un petit salaud ».

CharlesSobhraj utilisa ses mois en prison pour apprendre le droit avec l’idée, comme il allait l’expliquer plus d’une fois, qu’ « il faut connaître les règles si tu veux les enfreindre ». De son côté, Chantal le soutint et lui promit la chasteté. Elle affirma à ses amis et collègues que son petit ami avait été appelé sous les drapeaux.
Elle fit plusieurs fois le voyage jusqu’à Rouen.
Deux autres visiteurs, qui prétendaient être de lointains cousins du Vietnam, venaient voir CharlesSobhraj de manière régulière. L’un deux était bien vietnamien, c’était un ancien membre de la bande de Saïgon que dirigeaitSobhraj. Le second était originaire d’Hong-Kong et avait tué au moins cinq personnes. À chaque visite, il apportait àSobhraj une gamelle de ragoût qu’on lui permettait de reprendre la semaine suivante quand elle était vide. Dans le double fond, CharlesSobhraj cachait un plan dessiné d’un appartement parisien à cambrioler, qu’il avait visité lors de soirées mondaines avec Félix. Quand Charles Sobhraj sortit de prison, il avait un « joli petit matelas » : les vols par procuration lui avaient permis d’amasser 15 000 francs.

Sa nouvelle fortune adoucit un peu les parents de Chantal, qui acceptèrent qu’elle l’épouse, mais seulement lors d’une simple cérémonie civile en présence des familles.

En mai 1969, Sobhraj envoya une lettre à Félix d’Escognes où il implorait son pardon : « Je suis prêt à confesser mon ingratitude pour ne pas te laisser l’image d’un ingrat. Pour retrouver ton amitié, je te promets de laisser de côté la superficialité, les mensonges, les tromperies. Ton fils, Charles ».

Sobhraj en profita pour lui demander d’être présent lors de son mariage avec Hélène. Félix ne répondit pas, et ne se rendit pas à la maison d’arrêt le jour où CharlesSobhraj fut libéré. La loi interdisait à Sobhraj de séjourner à Paris, mais il appela Félix jour et nuit, pour le moindre prétexte, pour lui raconter sa vie et lui expliquer son bonheur avec Chantal… Heureusement, il finit par se lasser.

À l’automne, Charles et Chantal se rendirent chez Félix, affirmant que la décision d’interdiction de séjour qui le frappait avait été levée. Félix en douta, mais accepta finalement d’être le témoin de leur mariage.

Les deux jeunes gens louèrent ensuite un appartement en banlieue et vécurent pendant quelques mois une vie tout à fait classique. Chantal expliqua à Félix que Charles, grâce au mariage, avait changé : il avait à présent le sens des responsabilités, il était beaucoup plus stable. Ses anciens camarades de prison avaient voulu le voir, mais elle les avait renvoyés.

Au printemps 19170, Chantal réalisa qu’elle était enceinte. Sobhraj apprit le même jour qui devait faire son service militaire. Il ne voulait pas « abandonner » Chantal. Il obtint au bout de quelques semaines une réforme pour raisons médicales.
Quelque temps plus tard, il « emprunta » 6000 francs à sa demi-sœur, qu’il joua au casino et perdit entièrement. Il expliqua : « Je voulais juste gagner assez d’argent pour payer à ma femme le meilleur obstétricien de France ». Malgré sa promesse de rembourser sa demi-sœur, celle-ci le poursuivi en justice, et Sobhraj se retrouva de nouveau en prison. Il jura qui n’approcherait plus jamais un casino… Félix se laissa convaincre d’aller voir la demi-sœur de Charles, qui accepta de retirer sa plainte s’il lui jurait qu’il rembourserait la somme due.

En juin 1970, le père de Charles fit une escale à Paris lors de son deuxième tour du monde. Charles tenta de l’impressionner en l’emmenant dans des restaurants luxueux et en lui offrant de merveilleux cadeaux. Ils se rendirent en Suisse et Charles y acheta une montre en or pour son père… qu’il paya avec un chèque en bois. Chantal finit par admettre au père de Charles qu’il avait passé les semaines précédant son arrivée à chercher de l’argent. Il avait vendu leur mobilier et s’était rapproché de ses amis louches du milieu. Charles Sobhraj était un flambeur colérique… Le père de Charles l’exhorta à divorcer puis embarqua dans le premier vol en partance pour Saïgon.

À son retour de Suisse, Charles Sobhraj demanda à Félix s’il pouvait lui emprunter sa vieille voiture « qui ne valait pas grand-chose, mais roulait encore ». Sobhraj avait l’intention d’aller en Grèce puis de traverser tous les pays jusqu’au Vietnam pour retrouver son père.
Le couple traversa l’Europe de l’Est avec de faux papiers, volant les gens qu’ils rencontraient, ne payant jamais leur chambre d’hôtel, laissant une longue liste de crimes et de victimes dans leur sillage. Charles Sobhraj, contrairement à ses promesses, joua de nouveau dans les casinos, grâce à des chèques sans provision… Lorsqu’ils parvinrent à Istanbul dans la voiture volée de Félix, des agents d’Interpol rendirent visite aux parents de Chantal à Paris, à la recherche du couple d’arnaqueurs. Ils leur annoncèrent dans le même temps que Sobhraj tombait sous le coup d’une interdiction de séjour définitive du territoire français.
Félix reçut des dizaines de lettres de Sobhraj en provenance de Turquie, d’Irak, d’Iran… La demi-sœur de Charles l’appelait régulièrement pour réclamer ses 6000 francs.
Les parents de Chantal étaient morts d’inquiétude et Félix ne pouvait répondre à leurs questions. À la fin de l’été 1970, il reçut une lettre envoyée en septembre de Delhi, dans laquelle Sobhraj s’excusait de ne pas lui avoir dit au revoir. Le lendemain, il reçut une lettre du père de Charles, qui savait que son fils venait à Saïgon, et qui n’avait aucune intention de l’accueillir. « Si vous communiquez avec eux, veuillez leur dire qui ne sont pas les bienvenus chez moi. (…) Mon fils ne fait aucune distinction entre la vérité et le mensonge, ni entre le bien et le mal. »

Peu de temps après leur arrivée à Mumbai (Bombay à l’époque) en novembre, Chantal donna naissance à une petite fille. Ils la nommèrent « Shubra », ce qui signifie « pureté » en hindi.

Charles et Chantal Sobhraj s’intégrèrent facilement dans la communauté d’expatriés français de la région. Sobhraj se montra sous son meilleur jour, très sympathique et intelligent. Il fut rapidement accepté par certains des citoyens français les plus hauts placés en Inde. Chantal, jeune femme attrayante et classieuse, était la bienvenue aux fêtes et aux goûters des épouses.

La jeune Chantal était heureuse et totalement inconsciente des escroqueries de son mari. Il lui parlait de ses « affaires » et, à plus d’une occasion, elle se fit la complice involontaire de ses projets. Pendant plusieurs mois, il parvint à opérer sans être repéré par la police.

Pendant une grande partie de 1970, Sobhraj dirigea une escroquerie de véhicules volés, obtenant des voitures américaines et européennes difficiles à trouver pour des Français nostalgiques et de riches Indiens. Il volait les voitures au Pakistan ou en Iran, puis les amenait jusqu’à la frontière indienne, où il graissait la patte des douaniers afin qu’ils négligent le manque de documents d’importation. Puis les vendrait à des amis reconnaissants en se faisant une belle marge.

Ses affaires le firent beaucoup « voyager » entre Hong-Kong, Téhéran, Kaboul, Istanbul, Karachi… Laissant à Bombay une Chantal indépendante, mais solitaire et nostalgique de la France.
Alors que Chantal passait le 31 décembre 1970 seule avec sa fille, Sobhraj dépensa son argent mal acquis au casino de Macao. Il gagna beaucoup et revint à la mi-janvier 1971 avec des bijoux pour apaiser son épouse.
En avril 1971, Charles et Chantal Sobhraj se rendirent à Hong-Kong pour de petites vacances et confièrent leur fille à une amie. Sobhraj ne revint que 6 semaines plus tard, lorsque cette amie inquiète contacta le consul de France à Bombay pour savoir ce qu’il était advenu du couple…
Chantal s’ennuyait toujours autant sans son mari, qui s’éloignait d’elle un peu plus chaque jour. L’ennui se transforma peu à peu en désespoir.

En juin 1971, Sobhraj emmena son épouse et sa fille à Macao. Il voulait être proche du casino pour y assouvir plus souvent sa passion du jeu. Il perdit beaucoup d’argent, qu’il remboursa en vendant les bijoux qu’il avait offerts à Chantal. Mais sa dette de jeu était tellement importante que les bijoux ne suffirent pas à la rembourser.
Il se disputait si fréquemment avec Chantal que cette dernière finit par demander à ses parents de lui envoyer de l’argent afin qu’elle achète un billet de retour vers Paris. Ses parents n’ayant pas cette somme, ils lui conseillèrent de contacter l’ambassade. Mais Chantal avait fini par comprendre que les « affaires » de son mari n’étaient pas légales et craignait qu’on ne l’accuse de complicité.
Les collecteurs de dette de Macao étaient impitoyables, bien plus que leurs homologues américains et européens, et Sobhraj comprit rapidement que sa vie était en danger.

Sobhraj au début des années 1970
Sobhraj au début des années 1970

Heureusement pour lui, il rencontra un Anglais, une vieille connaissance de ses amis du « milieu » français, qui lui présenta un plan afin d’obtenir assez d’argent pour rembourser sa dette, mais aussi pour vivre confortablement pendant quelque temps. Ce plan consistait à cambrioler une bijouterie. Mais ce « plan » était bancal : il consistait à entrer dans une chambre d’hôtel située au-dessus d’un magasin de bijou de l’hôtel Ashoka de Delhi, puis à percer le sol afin de descendre dans la bijouterie durant la nuit. Mais, en octobre 1971, après trois jours de forage quasi sans progrès, Sobhraj et son équipe comprirent qu’ils n’y parviendraient pas.
Les criminels changèrent alors leur plan. Ils parvinrent à attirer le propriétaire du magasin, qui n’avait rien remarqué, jusqu’à la chambre, sous le prétexte de rencontrer un client riche. Sobhraj se fit remettre les clés de la boutique en menaçant l’homme avec un pistolet. Il s’empara de la caisse puis vola colliers, bagues et boucles d’oreilles. Il prit la fuite et pénétra dans l’aéroport de Delhi avec l’intention de s’envoler vers Bombay, mais fut forcé d’abandonner son butin à la douane quand le propriétaire de la bijouterie détacha ses liens et prévint la police, qui ferma immédiatement l’aéroport. Le bijoutier se rendit à l’aéroport pour identifier Sobhraj, qui passait justement à la douane. Sobhraj prétexta un besoin pressant et s’enfuit par une fenêtre, laissa 10 000 $ en espèces et encore plus en bijoux. Il retourna les mains vides à Bombay, en train.

Il s’excusa à peine de son absence devant Chantal et repartit presque aussi vite. Il devait absolument rembourser sa dette de jeu et son nouvel ami anglais lui avait proposé de braquer une petite banque de quartier. Mais avant qu’il ait le temps de faire quoi que ce soit, il fut arrêté par la police pour la vente d’une voiture volée à l’un de ses amis, un avocat. Sur l’identification d’un témoin oculaire, il fut également inculpé pour le vol de bijoux à l’hôtel Ashoka.
Chantal tomba des nues lorsqu’on lui annonça que son mari était inculpé d’attaque à mains armées.

Sobhraj fut envoyé à la prison de Delhi (« Tihar ») et y organisa rapidement la première de ses théâtrales évasions. Fin novembre 1971, il prétendit avoir un ulcère qui saignait et fut emmené dans un hôpital local où on lui diagnostiqua une appendicite, même s’il n’avait rien. Alors qu’il se remettait de son opération inutile, Charles Sobhraj convainquit Chantal (contre la promesse de leur retour à Paris…) de l’aider à s’échapper de l’hôpital pendant que son gardien dormait. Profitant d’une coupure d’électricité, Chantal se glissa sous les couvertures dans le lit pour se faire passer pour Charles, qui sortit simplement par la grande porte. Sobhraj fut à nouveau capturé peu de temps après, sa plaie s’étant rouverte. Chantal, qui avait tenté de faire croire que son époux l’avait drogué, n’avait pas convaincu la police et fut arrêtée elle aussi. Elle fut libérée sous caution quelque temps plus tard grâce à un ami français qui avait des relations à l’ambassade.
Elle se décida à quitter l’Inde une bonne fois pour toutes… jusqu’à ce que son époux lui fasse parvenir une missive larmoyante.
Elle accourut à Tihar, où, après des heures d’attente et de négociations, elle parvint enfin à voir Sobhraj. Il lui expliqua qu’il avait demandé à son avocat de contacter son père, Sobhraj le riche tailleur, afin de lui demander de l’argent. Et il lui promit qu’ils allaient rentrer en France. Chantal renvoya leur fille Shubra en France par le biais d’une amie qui promit de la conduire à Paris, chez ses grands-parents. L’avocat se montra très convaincant, car Sobhraj put payer la caution avec l’argent emprunté à son père biologique.

Chantal et Charles Sobhraj fuirent l’Inde sans demander leur reste.

Mais pour retourner en France, ils durent d’abord passer par Delhi pour y acheter de faux passeports, puis arrivèrent au Pakistan. Ils trouvèrent deux autres passeports et se rendirent à Kaboul, en Afghanistan. Charles Sobhraj promit à son épouse qu’ils ne resteraient pas. Ils y séjournèrent tout de même deux mois etSobhraj se recréa un petit capital grâce à des arnaques, en volant des hippies qui étaient venus d’Europe à la recherche de haschich. Les Sobhraj vécurent assez confortablement et, au milieu de l’année 1972, ils purent enfin réserver un vol vers Paris.
Mais ils n’allèrent pas plus loin que l’aéroport : Sobhraj avait « négligé » de payer les 2 mois de loyer de l’hôtel et fut arrêté par la police afghane.

Et parvint de nouveau à s’évader.

Dans les prisons afghanes, les détenus devaient obtenir leur propre nourriture en employant des « coureurs », souvent de jeunes mendiants. Si un détenu n’avait pas d’argent, il mourrait de faim. Charles Sobhraj demanda à son coureur de lui acheter une seringue avec laquelle il préleva son propre sang. Il le but et prétendit encore une fois avoir un ulcère purulent. Emmené à l’hôpital, il réussit à droguer le thé de son gardien et s’enfuit en Iran.

Alors que Chantal était coincée à Kaboul, il se rendit au Pakistan pour obtenir un passeport, puis à Karachi, à Téhéran et enfin à Rome en juin 1972. De là, il partit pour Paris, où il récupéra sa fille. Mais il ne revint pas immédiatement à Kaboul, il voulait être plus discret. Ils se rendirent à Copenhague, où Sobhraj loua une voiture. Ils roulèrent jusqu’en Bulgarie, puis passèrent par Rome, Beyrouth, le Pakistan et Téhéran. Le voyage prit des mois et Sobhraj continua à vivre grâce au vol. Il voyagea avec une dizaine de passeports, certains achetés, d’autres volés, et aucun portant son véritable patronyme. Sobhraj changeait d’identité en fonction du passeport qu’il détenait.

(Il semble que Sobhraj commit son premier meurtre en septembre 1972 au Pakistan. Avec une complice espagnole, ils se firent passer pour un couple de touriste qui voulait se rendre à Peshawar. Selon sa complice, Maria Nunez, pendant le trajet, Sobhraj fit une injection à leur chauffeur, Habib, qui mourut rapidement d’une overdose. Sobhraj jeta le corps dans une rivière.)

Fin 1972, il envoya de l’argent à Chantal pour qu’elle puisse les rejoindre à Téhéran. La famille passa une semaine dans la ville et Sobhraj couvrit son épouse et sa fille de bijoux qu’il avait « obtenu » durant son périple. Mais, à la fin de la semaine, le couple eut une terrible dispute et Sobhraj frappa Chantal. Poussée à bout, elle fit ses valises. Toutefois, Charles Sobhraj parvint de nouveau à la convaincre de rester encore quelques jours.
Mais il fut arrêté dans le hall de l’hôtel. La police découvrit dans sa mallette plusieurs passeports, des pierres précieuses et des devises étrangères. La police politique iranienne, la terrible Savak, pensa que Sobhraj était un terroriste qui complotait contre le Shah et l’interrogea avec sa brutalité habituelle.
Fin décembre 1972, Chantal eut droit de lui rendre visite. Mais cette fois, elle lui annonça qu’elle le quittait pour de bon et emmenait leur fille. L’Ambassade de France lui avançait le billet d’avion vers Paris. Elle demandait le divorce. Elle laissa Sobhraj aux mains de la Savak et partit.
Relâché sous cautions quelque temps plus tard, Sobhraj s’enfuit en voiture vers l’Irak sans demander son reste, puis prit un avion pour la Turquie.
Sobhraj, qui avait souvent envoyé des lettres à Felix d’Escognes pour lui raconter ses « aventures et sa fortune », lui écrivit que Chantal l’avait trompé avec un autre homme et qu’il l’avait jetée à la rue…

André Darreau, le demi-frère de Sobhraj qui l’admirait tant, était allé rendre visite à Félix en 1970.  Ce dernier l’avait aidé à s’installer dans un studio et à trouver un emploi dans les assurances. S’il ressemblait à Charles Sobhraj comme une goutte d’eau, il n’était pas vaniteux et capricieux comme son frère et Félix avait voulu qu’il échappe à la fascination que Sobhraj exerçait sur lui.
Mais durant l’été 1973, Sobhraj appela André pour lui demander de le rejoindre à Istanbul. Il lui envoya un billet d’avion. Ils ne s’étaient pas vu depuis 10 ans, mais André, toujours fasciné par son frère, accepta. Charles se présenta comme un homme riche (il avait « emprunté » de l’argent à une riche jeune femme qu’il avait séduite), cultivé et sûr de lui, un homme d’affaires qui parlait plusieurs langues… et lui admit finalement être un voleur.
André tomba complétement sous son charme et son emprise. Il le suivit docilement. Sobhraj devint le maître et André l’élève. Il lui apprit à s’habiller chic et à baratiner les touristes, il lui expliqua comment les attirer avant de les droguer pour les détrousser, il exigea qu’il s’entraine au karaté quotidiennement et qu’il s’intéresse à tous les sujets sociaux, médiatiques ou politiques.
Après quelques jours d’entrainement, ils détroussèrent un couple de Français d’origine Turque, puis s’envolèrent pour Athènes. Sobhraj utilisa le passeport de sa dernière victime pour entrer en Grèce.

Les endroits où Charles Sobhraj pouvait voyager sans risquer d’être arrêté devenaient de plus en plus rares. André promit d’obéir quand Charles lui affirma qu’il ne pourrait jamais retourner en France à cause de son casier judiciaire et le jeune homme suggéra qu’ils trouvent d’autres pays d’Europe à piller. Charles répondit à André qu’il préférait un endroit du monde où il pourrait se fondre dans la foule (son héritage indo-vietnamien lui permettrait de personnifier toutes les nationalités qu’il voudrait) et où la police était plus « accommodante » si on y mettait le prix. Rejetant la suggestion d’André, Charles Sobhraj décida de rester en Orient.

André allait payer très cher son désir de suivre son frère.
Ils détroussèrent un vieux professeur japonais de son passeport, son argent et son billet retour vers Tokyo. Avec l’aide d’une belle américaine de sa connaissance, Sobhraj et son frère volèrent ensuite un Égyptien, subtilisant son passeport et son argent.
Mi-novembre 1973, Sobhraj décida de quitter la Grèce pour passer l’hiver à Beyrouth. Mais alors qu’ils s’apprêtaient à monter dans leur avion, André et Charles tombèrent sur l’Égyptien qu’ils avaient détroussé quelques jours plus tôt ! Ils furent immédiatement arrêtés et jeté en prison.

Les journaux grecs avaient parlé du vol subi par le couple franco-turc à Istanbul et Sobhraj avait justement utilisé le passeport de sa victime pour entrer en Grèce… Istanbul réclama immédiatement les deux prisonniers.
Charles Sobhraj espéra que les Grecs et les Turcs, ennemis historiques, ne parviendraient pas à s’entendre sur leur extradition. Il convainquit son frère qu’il serait facile de convaincre les autorités que Charles était André et vice-versa. Sobhraj était un homme recherché par les polices de plusieurs pays, et s’il prétendait être André (dont les crimes étaient mineurs aux yeux de la justice grecque), il pourrait sortir de prison quelques semaines plus tard. Et lorsqu’il serait en sécurité de l’autre côté de la frontière, André pourrait dire aux Grecs qui il était vraiment et qu’ils avaient libéré le mauvais homme.

Le plan fonctionna, mais les Grecs décidèrent d’inculper et d’emprisonner les deux hommes, même André. Après quelques semaines d’emprisonnement, toujours sans nouvelles de leur affaire, Sobhraj écrivit au tribunal pour demander sa libération en affirmant son innocence. Sans réponse de la Justice grecque, il décida de s’évader. André et lui se lièrent avec deux jeunes prisonniers américains que Sobhraj convainquit de creuser dans leur cellule. Ils furent toutefois libérés sous caution sans avoir terminé le tunnel… et CharlesSobhraj fut dénoncé par un autre détenu.
En avril 1974, il fut transféré dans une prison beaucoup plus sévère dont il était impossible de s’évader. Au bout de quelques mois, il utilisa sa ruse habituelle : il feignit la maladie, réussit à s’échapper d’une camionnette de police le transportant à l’hôpital et disparut.

Quelques jours plus tard, il était à Beyrouth. Il appela Félix d’Escognes pour avoir des nouvelles de Chantal et Shubra. Félix lui annonça qu’elle avait obtenu le divorce, s’était remariée avec un Américain et qu’elle était partie vivre avec lui aux États-Unis, en emmenant leur fille.
À la fois désespéré et en colère, Sobhraj décida de repartir en Asie, où il était pourtant recherché par les polices de plusieurs pays.

André se rendit chez le directeur de la prison et révéla qu’ils avaient laissé échapper Charles Sobhraj, et non André Darreau. Malheureusement pour lui, les Grecs, vexés d’avoir été manipulés, décidèrent d’expulser André vers la Turquie, dont les lois sont beaucoup plus sévères. André fut jugé, reconnu coupable de vol et condamné à 18 ans de travaux forcés.

Laissant son frère dépérir dans une prison turque, Charles Sobhraj partit vers l’est. Il fit le tour de l’Inde, du Cachemire, de l’Iran et du Proche-Orient, en usant et abusant des escroqueries et des fraudes. Son mode opératoire était bien huilé : trouver un couple de touristes français ou anglophones, s’en faire des amis et les impressionner en se faisant passer pour un riche et mystérieux homme d’affaire. Puis, soit il les utilisait comme transporteurs de bijoux volés, soit il s’emparait de leur argent, de leurs passeports et de leurs billets d’avion.

Sobhraj en 1975
Sobhraj en 1975

En mai 1975, Sobhraj rencontra deux collègues français qui se rendaient à Delhi. Il les charma avec ses mensonges, son baratin et sa connaissance de la ville. Il se présenta sous le nom d’Alain Gauthier, photographe de mode, leur offrit des bijoux et leur fit visiter tous les monuments de Delhi. Ils se rendirent ensuite au Cachemire et Sobhraj leur servit à nouveau de guide.
Il avait bien entendu l’intention de les détrousser, mais en chemin, il rencontra la femme qui deviendrait son plus proche confident et la complice de ses crimes à venir.

Marie-Andrée Leclerc était une jeune secrétaire médicale, simple, catholique, timide, travailleuse et solitaire, originaire d’une petite ville québécoise, qui n’avait quitté ses parents qu’à l’âge de 28 ans. Elle avait rencontré un homme gentil et, au printemps 1975, ils avaient prévu de se marier. Avant de se caser pour de bon, ils avaient décidé de voyager. Ils étaient venus en Asie chercher l’aventure. Marie-Andrée la trouva avec Charles Sobhraj.

Marie-Andrée, son fiancé, Sobhraj et les deux Français partagèrent le prix d’un houseboat, un palais flottant. Sobhraj trouva que Marie-Andrée Leclerc ressemblait beaucoup à son ex-femme et en fut troublé. De son côté, Marie-Andrée eut un coup de foudre immédiat, absolu et irrémédiable pour le jeune eurasien.
« Alain Gauthier » ignora superbement Marie-Andrée et s’intéressa à la Française, qui lui fit rapidement comprendre qu’il n’était pas son genre. Une fois revenu à Delhi, il lui proposa malgré tout de travailler pour lui, comme le faisaient déjà d’autres jeunes européennes. Elle passerait pour lui de l’argent, des pierres précieuses ou des passeports dans tel ou tel pays d’Europe. La Française refusa, indignée.

Marie-Andrée Leclerc
Marie-Andrée Leclerc

Après le départ des deux collègues français, « Alain » emmena Marie-Andrée Leclarc et son fiancé au Népal. Il les couvrit de cadeaux puis les conduisit à Bangkok. Le couple le suivit d’autant plus qu’il se montra soudainement très galant avec Marie-Andrée et amical avec son fiancé.
Quelques jours plus tard, le fiancé tomba malade. « Alain » lui affirma que ses douleurs d’estomac étaient dues à la nourriture trop épicée des Thaï et le soigna avec une concoction… qui le fit dormir durant 24 heures. « Alain » en profita pour inviter Marie-Andrée Leclerc, qui ne l’espérait plus, à le rejoindre dans sa chambre.
Une fois rentrée au Canada, Marie-Andrée et son fiancé se séparèrent. « Alain » avait demandé à Marie-Andrée de revenir rapidement en Thaïlande. Elle hésitait, car elle n’avait plus d’argent et son travail l’attendait.
Une semaine après, elle reçut la première des très nombreuses lettres d’amour que Sobhraj lui envoya. Il lui promit le mariage et une vie de bonheur. Il l’appela plusieurs fois par semaine. Elle tenta de résister, mais les jolis mots d’amour, l’attraction physique et le besoin d’aventure finirent par avoir raison de ses réticences. Sobhraj lui paya le billet d’avion. Sa famille tenta de la retenir. En vain.

Quand Marie-Andrée s’envola pour Bangkok en août 1975, elle écrivit dans son journal intime : « Je suis nerveuse, mais en dépit de tout, heureuse d’avoir fait un si long voyage pour être possédée par l’homme que j’aime. »

Quand Marie-Andrée Leclerc arriva à Bangkok, ses bagages remplis de lettres d’amour que Sobhraj lui avait écrites pendant des mois, elle fut choquée de voir qu’il s’était associé à une jeune femme thaïlandaise nommée May. Évidemment, May était sa maîtresse. Mais leur relation était surtout professionnelle. Ils sortaient peu et, au lit, comme cela avait été le cas avec Chantal, Sobhraj se montrait maladroit, quand il ne se déclarait pas trop fatigué.
Charles Sobhraj accueillit Marie-Andrée avec un simple baiser sur la joue. Il lui dit : « Je te présente May, ma fiancée ». Puis, il présenta la Québécoise à son ami thaïlandaise : « Et voici Marie-Andrée, qui est venu du Canada pour être ma secrétaire. »
Les deux femmes étaient très mal à l’aise. Mais elles allaient l’être encore plus le soir venu, car Sobhraj trouva tout naturel de se mettre au lit avec May et Marie-Andrée. Il ne se passa rien, il se contenta de dormir, entouré comme un pacha des deux femmes qui l’aimaient.
Marie-Andrée pensa repartir au Québec, mais elle ne voulait pas affronter les moqueries de sa famille. Elle se persuada qu’elle allait chasser May et que Charles allait l’aimer.

L’amour de Marie-Andrée Leclerc pour Charles Sobhraj était pathologique. Elle était totalement subjuguée par le jeune homme et était incapable de voir le mal en lui. Elle était même disposée à supporter ses flirts avec d’autres femmes. Des années plus tard, alors qu’elle languissait dans la prison de Tihar en attendant son procès, elle lui écrivit (alors qu’il avait trouvé une nouvelle maîtresse) : « Roong est douze ans plus jeune que moi et plus fraiche. Tu as besoin d’une femme qui peut vivre dans n’importe quelles conditions. Je suis vieille, fatiguée, rarement dynamique ou souriante, avec un caractère amer qui ne peut s’adapter en raison de mon âge avancé… Roong doit rester avec toi. L’important est que tu ne te retrouves pas seul, que tu ais quelqu’un qui t’aime. »

Marie-Andrée Leclerc avait des points communs avec Chantal : d’un caractère soumis, voir docile, elle avait été élevée dans une famille traditionnaliste qui lui avait appris à respecter le chef de famille et les hommes en général… Elle était assez quelconque, dans le sens où elle passait inaperçue et pouvait donc facilement passer des pierres précieuses en contrebande.
Félix d’Escognes allait déclarer plus tard : « Charles est un collectionneur. Mais c’est aussi un destructeur. Il a décidé un jour, pour une raison inconnue, qu’il voulait cette fille. (…) Mais représentait-t-elle quelqu’un qui voulait aimer ? Ou n’était-elle qu’une chose qu’il désirait posséder à tout prix ? ».

Marie-Andrée était déçue, mais lorsque Sobhraj apprit qu’elle possédait 2000 $ en chèques de voyage, il devint soudainement plus affectueux. Il lui expliqua toutefois qu’il avait besoin de la jeune thaïlandaise pour ses affaires et devaient « continuer à lui faire croire qu’il aimait ». Cela ne durerait pas longtemps. Il convainquitMarie-Andrée de lui confier 1000 $ en échange de la promesse qu’il chasserait May d’ici à quelques semaines. Promesse qu’il ne tint pas, évidemment. Il lui prit encore 800 $ et Marie-Andrée n’eut bientôt plus assez d’argent pour repartir au Canada.

Sobhraj s’était installé à Bangkok parce que la ville attirait énormément de touristes, avait un très bon aéroport et un marché important pour les pierres précieuses. De plus, la police thaïlandaise était facilement corruptible. Et il n’était pas (encore) recherché en Thaïlande.

Il convainquit rapidement Marie-Andrée Leclerc de devenir sa partenaire dans le crime. Ils rencontrèrent un professeur australien et son épouse, Russell et Vera Lapthorne, qui étaient en vacances en Thaïlande. S’insinuant dans leur vie, Sobhraj parvint habilement à gagner l’affection des Australiens qui pensaient avoir découvert un véritable ami. Quelques jours plus tard, Charles et Marie-Andrée leur servirent une boisson fraiche mélangée à un puissant sédatif. Pendant que le couple dormait, Sobhraj saccagea leur chambre d’hôtel, volant plusieurs milliers de dollars en espèces, ainsi que leurs passeports, leurs alliances et leurs billets d’avion. Le couple porta plainte contre Sobhraj, mais celle-ci n’aboutit pas : Sobhraj et Leclerc s’était présentés comme un couple marié « Jean et Monique Belmont » et les policiers thaïlandais ne parlaient pas anglais.

À leur retour à Bangkok, Sobhraj et Marie-Andrée s’installèrent au cœur de la ville, dans un des plus beaux quartiers, dans un immeuble moderne appelé « Kanit House ».Sobhraj avait loué un grand appartement pour sa Québécoise, qui le décora à son goût. Marie-Andrée surprit un jour May et Sobhraj dans l’appartement et comprit qu’ils ne s’étaient en réalité jamais séparés. Malheureusement pour elle, elle n’avait plus d’argent, son visa avait dépassé sa date d’expiration et elle ne pouvait plus se servir de son passeport. Elle était coincée. Et amoureuse.

kanit house
dominique-rennelleau
Dominique Rennelleau

Sobhraj commença à construire une sorte de « famille » autour de lui. May flottait à la périphérie, Charles et Marie-Andrée accueillirent un jeune touriste français de 25 ans nommé Dominique Rennelleau. Ils l’invitèrent à boire un verre et, bien entendu, il tomba malade. Pendant plusieurs jours, Sobhraj lui administra discrètement assez de poison pour le rendre malade, de ce qui sembla être la dysenterie. Charles Sobhraj offrit gracieusement au jeune homme de se reposer chez lui, à Kanit House afin qu’il se remette sur pied. Normalement, la dysenterie se guérit rapidement (ou tue son hôte par déshydratation), mais Dominique eu beaucoup de mal à s’en remettre. En réalité, Sobhraj soignait puis empoisonnait de nouveau Dominique pour le rendre dépendant.

Une fois que Dominique se sentit redevable envers Sobhraj, il se mit à guérir beaucoup plus rapidement… En octobre 1975, pendant que le jeune homme reprenait des forces, Charles ajouta au groupe deux jeunes hommes supplémentaires, Jean-Jacques Philippe et Yannick Mésy, d’anciens policiers d’une vingtaine d’années qui faisaient du tourisme. Ils étaient naïfs et gentils. Plutôt que de les empoisonner, il les attira avec du vin et des chansons, et alors qu’ils passaient une soirée dans la ville avec Marie-Andrée, Sobhraj vola leurs passeports et leurs économies. Grand Seigneur, il les rassura ensuite en leur affirmant qu’ils pouvaient rester chez lui en attendant que de nouveaux passeports leur soient envoyés à Bangkok. Ils trouveraient un moyen de le rembourser plus tard…
Il loua l’appartement voisin du leur et y installa les deux jeunes français, en compagnie de Dominique.

Ajay Chowdhury
Ajay Chowdhury

Durant l’automne 1975, l’ajout final au « cercle familial » fut un jeune Indien de 21 ans originaire de New Delhi nommé Ajay Chowdhury. Polis, calme, très séduisant, mais aussi froid que Sobhraj, Ajay devint rapidement son lieutenant et l’accompagna partout.
Ajay était un confident, un complice et un co-conspirateur pour Sobhraj, qui pouvait compter sur lui dans les circonstances les plus délicates. Ajay vouait un véritable culte à Sobhraj. Il ne suivait partout et obéissait à ses ordres.
Il devint ami avec Marie-Andrée et se montra très galant à son égard, volontairement ou selon les ordres de Sobhraj.

Sobhraj s’était créé une famille de toutes pièces qui avaient besoin de lui, qui dépendait de lui.
Sa famille.

Charles Sobhraj commença à tuer.

Crimes et châtiments

Sa première victime fut une jeune américaine nommé Teresa Knowlton.

Teresa Knowlton
Teresa Knowlton

Jolie californienne pétillante aux formes généreuses, elle cachait un profond mal-être dû à une enfance compliquée auprès de parents qui ne s’entendaient pas. A l’adolescence, elle avait abandonné l’école et avait passé son temps à fumer de l’herbe. Elle avait fini par consommer également du LSD, des amphétamines et même de la cocaïne. Elle avait atterri dans un foyer, avec des gamins aussi paumés qu’elle, mais où un directeur attentionné lui avait ouvert les yeux. Elle s’était intéressée à l’hypnose puis à la réincarnation. Elle avait rencontré un jeune homme dont elle était tombée follement amoureuse et ils avaient décidé de visiter l’Asie. Leur relation s’était détériorée durant le voyage, mais Amanda avait trouvé une sorte de sérénité et d’illumination au Népal. Revenu en Californie, elle n’avait eu qu’une seule envie : retourner en Asie. Déprimée à cause de la séparation avec son ami, elle avait décidé de repartir à Katmandou et d’y devenir nonne bouddhiste. Elle avait quitté les États-Unis le 1er octobre 1975 avec 1500 $ en poche. Elle voulait juste faire un petit détour par Bangkok pour y visiter un temple bouddhiste très important.
Après sa visite des lieux saints de Bangkok, Amanda s’était senti très seule. Dans le hall de son hôtel elle rencontra « Alain Gautier, négociant en pierres précieuses », accompagné du beau Ajay. Elle voulait s’amuser une dernière fois avant de partir à Katmandou faire ses vœux.
Les deux hommes la ramenèrent à Kanit House dans la nuit du 15 octobre 1975. Ils firent la fête avec Dominique, Yannick, et Jean-Jacques. Ils dansèrent et burent. Puis, Sobhraj et Ajay emmenèrent Amanda dans le quartier chaud de Bangkok pour y voir un « spectacle pornographique ». On ne sait pas ce qui se passa ensuite. Sobhraj lui fit probablement boire une drogue.
(On ne sait pas vraiment pourquoi Sobhraj a assassiné Teresa Knowlton, mais le diplomate néerlandais Herman Knippenberg pense qu’il l’a tuée parce qu’elle avait refusé de rejoindre son groupe et de devenir contrebandière).
Teresa fut retrouvée morte dans un bassin des eaux chaudes du golfe de Thaïlande, portant un simple bikini fleuri. Au départ, les autorités pensèrent que la jeune femme était décédée accidentellement après une nuit de haschich et de bière. Les autorités, incapable d’identifier le corps, déclarèrent que la victime était morte d’une simple noyade. Mais des mois plus tard, lorsqu’une autopsie fut effectuée, les preuves médico-légales démontrèrent que quelqu’un lui avait tenu la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’elle se noie.

La victime suivante était un jeune juif d’Istanbul au style de vie nomade, Vitali Hakim.

Vitali Hakim
Vitali Hakim

Son père était un tailleur à la tête d’une dizaine de magasins en Turquie. Vitali avait arrêté l’école à 12 ans. À 17 ans, il avait quitté la Turquie et sa famille traditionaliste pour trouver la liberté à Paris. Puis Londres et New York. Il eut plusieurs métiers, et au début des années 70, il s’était lancé dans l’import-export. Il avait été arrêté en Espagne pour trafic de drogue.
Il arriva à Bangkok fin novembre 1975. Il rencontra « Alain » et Ajay dans son hôtel et leur parla de son intention d’acheter des pierres précieuses. Il est suivi à « Kanit House » et se retrouva rapidement cloué au lit par de terribles maux de ventre.
Il accompagna malgré tout Ajay et Sobhraj lors d’un voyage vers la ville des mines de pierres précieuses, Chanthaburi. Selon Charles, il choisit de rester avec des amis qu’il avait rencontrés sur la route, à Pattaya. Yannick et Jean-Jacques furent perplexes, car Vitali avait laissé ses vêtements et sa valise dans un placard de l’appartement et avait confié son passeport et ses chèques de voyage à Charles pour qu’il les garde…
Le 29 novembre 1975, un corps horriblement brûlé, encore fumant, fut découvert par des paysans sur une route à quelques kilomètres de Pattaya. Il fallut plusieurs mois pour l’identifier. L’autopsie démontra que la victime avait eu le crâne fracassé, mais que le pauvre homme était vivant lorsqu’il avait été arrosé d’essence et embrasé. Les policiers supposèrent que l’homme avait été attaqué par des bandits thaïlandais et tué. Ils ne relièrent pas ce meurtre à la mort de Teresa Knowlton.

À la même époque, Sobhraj rencontra une nouvelle jeune femme thaïlandaise. Il s’était disputé avec May car il lui avait fait des promesses qu’il n’avait évidemment pas tenues. Sa nouvelle maîtresse, qui s’appelait Suzy, était le sosie de sa mère, Song. Il lui proposa de l’épouser.

Alors que Sobhraj empoisonnait puis tuait Vitali, un couple de Canadiens malades séjournait à « Kanit House » après avoir dîné avec « Alain et Monique ». Ils avaient fini par comprendre que le traitement « d’Alain » les rendait malades. Ils avaient voulu récupérer leur passeport et repartir chez eux (eux aussi avaient remarqué que Vitali était soi-disant parti sans ses bagages), mais Sobhraj leur avait froidement répondu qu’ils étaient encore trop faibles. Marie-Andrée Leclerc, d’habitude si effacée, intervint et lui demanda de les laisser partir.Sobhraj céda.

Deux autres couples furent les victimes suivantes de Charles Sobhraj. Bien qu’ils fussent séparés par le temps et l’espace, ils partagèrent le même sort horrible aux mains de l’homme qui allait bientôt être surnommé « le Serpent ».

Henricus Bintanja
Henricus Bintanja

Henricus « Henk » Bintanja avait 29 ans et possédait un master en chimie. Il était métis, ses parents étaient néerlandais et indonésien, et il pensait que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas pu obtenir un emploi dans la recherche ou la médecine. Sa compagne, Cornelia « Cocky » Hemker, étaient une jolie infirmière blonde de 25 ans au physique typiquement hollandais. Ils avaient mis de l’argent de côté durant des années afin de pouvoir s’offrir un jour un « grand voyage ». Début 1975, frustré par son incapacité à trouver un travail qui lui conviendrait, Henk avait proposé à Cocky de commencer ce voyage. Enthousiaste, elle avait accepté. Ils avaient décidé de « voir le monde », notamment l’Indonésie, où vivaient des parents éloignés de Henk.
Sobbhraj entra à Hong-Kong grâce au passeport de Vitali Hakim, avec l’intention de jouer au casino de Macao, là où, 10 ans plus tôt, il avait perdu beaucoup d’argent… et n’avait jamais réglé sa dette !

Cornelia Hemker
Cornelia Hemker

C’est à Hong-Kong que Henk Bintanja et Cocky Hemker, qui voyageaient alors en Asie du Sud-Est, rencontrèrent Charles Sobhraj. Il se présenta comme étant « Alain Dupuis », un marchand de bijoux. Henk Bintanja fut tellement impressionné par Sobhraj qu’il écrivit une lettre à sa famille d’Amsterdam, pour leur décrire l’hôtel Hyatt Regency, où il les avait invités à déjeuner, ainsi que son immense chambre et les boutiques de luxe.
Sobhraj se proposa comme guide et emmena le couple dans le centre-ville. Ils prirent le ferry  à Victoria Harbor et visitèrent le quartier du duty-free où Cocky voulait acheter une bague en saphir. Charles Sobhraj leur fit faire le tour des boutiques à la recherche de la bague idéale, mais ils ne trouvèrent pas la bonne affaire. Sobhraj leur proposa alors de leur « faire une faveur » et permit à Cocky d’acheter une bague de « sa collection privée »… La jeune hollandaise la paya 1600 dollars, la moitié du prix moyen qu’elle avait vu dans les meilleures boutiques. Une véritable affaire.
« Alain Dupuis » les invita ensuite à lui rendre visite à Bangkok. Il enverrait un taxi pour venir les chercher à l’aéroport et les logerait gratuitement chez lui, dans sa grande maison, où un « chef français » leur préparerait leurs repas. Pour le jeune couple, c’était un rêve éveillé. Cocky écrivit à sa famille que leur nouvel ami, Alain Dupuis, était fabuleusement riche, mais aussi généreux et serviable.
Le 10 décembre 1975, le couple se rendit à Bangkok et fut surpris d’être accueilli par un jeune homme dans une petite voiture de location. Ils furent tout aussi surpris de découvrir que la villa n’était pas exactement celle d’un millionnaire… Mais ils étaient logés gratuitement dans un appartement et cela leur suffisait.
Henk et Cocky subirent le même sort que tant d’autres. Ils tombèrent mystérieusement malades et se rétablirent très lentement dans l’appartement d’« Alain Dupuis ». Sobhraj prit soin du jeune couple et en profita pour enfermer leurs objets de valeur dans son coffre-fort, ainsi que leurs passeports.

En décembre 1975, Stéphanie Parry (également appelée Charmayne Carrou selon les sources), la petite amie française de Vitali Hakim, parcourut la Thaïlande à sa cherche.

Stéphanie Parry
Stéphanie Parry

Venue à Ibiza pour y monter une affaire de prêt-à-porter, cette talentueuse créatrice de mode n’avait vendu aucune de ses créations sur l’île. Elle avait rencontré Vitali Hakim lors d’un dîner chez sa cousine qui vivait à Ibiza. Elle avait eu d’un coup de foudre. Il lui avait proposé le mariage quelques semaines plus tard. Il allait en Asie pour affaires et aurait bientôt assez d’argent pour leur payer une belle cérémonie. Il lui avait ensuite demandé de le rejoindre à Bangkok puis de faire passer des pierres précieuses en contrebande vers l’Europe. Elle avait refusé. Cependant, lorsqu’il lui avait expliqué que l’argent lui permettrait d’ouvrir enfin sa boutique de mode, elle avait fini par accepter.
Son hôtel avait noté que Vitali avait réglé sa note plusieurs semaines plus tôt et n’était jamais revenu. Vitali avait laissé un message pour Stéphanie qui l’attira involontairement dans la toile meurtrière de Charles Sobhraj : il résidait chez un certain « Alain Gautier, négociant en pierres précieuses ». Elle se rendit à Kanit House et commença à lui poser trop de questions. Stéphanie trouva la mort dans des circonstances presque identiques à celles de Teresa Knowlton. Le 15 décembre, on trouva le corps nu d’une jeune occidentale sur les rochers d’une petite crique près de Pattaya. La police conclut qu’elle s’était accidentellement noyée.
Des mois plus tard, lorsqu’une autopsie fut réalisée, les policiers découvrirent que Stéphanie Parry avait en fait été étranglée avec une telle force que les os de son cou s’étaient brisés.

La nuit où Stéphanie apparut dans l’appartement de Sobhraj, Henk et Cocky furent rapidement sortis du bâtiment malgré leur état de santé précaire. Personne ne questionna Charles et Ajay quand ils retournèrent à l’appartement peu de temps après, sans Stéphanie. Charles Sobhraj n’offrit aucune explication, mais Dominique, Yannick et Jean-Jacques comprirent que quelque chose de terrible s’était passé.

Quelques jours plus tard, Henk et Cocky étaient toujours malades, mais furent sortis en pleine nuit de l’appartement des invités. Ils furent à moitié portés, à moitié traînés dans les escaliers de service, puis fourrés dans la voiture de Sobhraj. Ajay et lui partirent après minuit et ne rentrèrent qu’après l’aube. Ils étaient seuls. Leurs pantalons étaient humides et boueux. Sobhraj demanda à Dominique de les nettoyer. Dominique sentit une odeur d’essence, mais ne posa aucune question et obéit à Sobhraj.

Le « Bangkok Post » publia un article en première page le 18 décembre avec une photographie horrible. L’article affirma par erreur que le jeune couple retrouvé assassiné  à 58 km au sud de Bangkok était Australien. Le journal  annonça qu’ils avaient été agressés et assassinés par des bandits.
Les deux touristes avaient été étranglés, puis le crâne de Cocky avait été écrasé par une planche. Les deux corps avaient été arrosés d’essence puis incendiés.

Mi-décembre, « Alain », « Monique » et Ajay partirent à Katmandou. Ils voulaient passer Noël au Népal. Sobhraj voulait surtout jouer au casino.
Entré au Népal avec le passeport de Henk, Sobhraj rencontra deux jeunes occidentaux errants à Katmandou.
Laurent Carrière et Connie Jo Bronzich s’étaient rencontrés au Népal et étaient rapidement devenus très proches. Laurent, 26 ans, venait du Canada pour faire l’ascension du mont Everest. Issu d’une famille d’agriculteurs, c’était un jeune homme doux et timide qui voyageait depuis l’âge de 20 ans, occupants de petits boulots dans un pays pour partir dans un autre.

Connie Jo Bronzich et Laurent Carrière
Connie Jo Bronzich et Laurent Carrière

Connie Jo, 29 ans, était une californienne qui cherchait un sens à sa vie. Elle s’était mariée jeune et le mariage avait rapidement mal tourné. Elle s’était rapprochée d’un jeune Indien très gentil. En l’espace de quelques jours, elle avait perdu son ami Indien dans un accident d’avion et son mari s’était suicidé.
Déprimée, elle avait décidé de se rendre en Inde pour rencontrer la famille de son ami. Une fois sur place, elle avait voulu aller à Katmandou pour se changer les idées.
Connie Jo et Laurent s’étaient installés dans un hôtel de la section de Katmandu appelée « Freak Street » où n’importe qui pouvait acheter n’importe quoi, de la simple barrette de haschich au gros rubis. Laurent attendait que le temps se dégage pour attaquer l’Everest et passaient son temps à écouter les histoires des guides de montagne dans un café, tandis que Connie Jo faisait la grasse matinée puis flânait dans le centre-ville.
Charles Sobhraj et Marie-Andrée Leclerc les rencontrèrent alors qu’ils visitaient un temple. On ne sait pas exactement ce qui se passa ensuite, mais on peut aisément l’imaginer. On sait que Sobhraj avait perdu beaucoup d’argent au casino. Laurent et Connie Jo avaient tous les deux acheté des pierres précieuses à Delhi et s’inquiétaient de leur qualité. Ils en parlèrent au « négociant en pierres précieuses » et cela scella sans doute leur fin.
Le 22 décembre 1975, le corps carbonisé d’un homme fut retrouvé dans un champ. Il avait été égorgé, à la limite de la décapitation. Le lendemain, alors que les autorités essayaient d’identifier le corps, clairement un occidental en raison de sa grande taille, un deuxième corps carbonisé fut découvert à proximité, celui d’une femme. Elle avait été poignardée plusieurs fois dans la poitrine.
Les policiers locaux interrogèrent les propriétaires des hôtels qui logeaient des occidentaux et apprirent la disparition de Laurent et de Connie Jo.
D’après les amis du couple, le jeune homme avait disparu le premier et, très inquiète, sa petite amie était partie à sa recherche. Ses amis identifièrent le corps de Connie Jo grâce à une bague et à ses sandales.

La police obtint sa première piste lorsque les douanes népalaises rapportèrent que Laurent Carrière avait quitté le pays très peu de temps après le décès de Connie Jo. Les enquêteurs supposèrent que Laurent avait tué sa nouvelle petite amie et avait fui le pays aussitôt son crime commis. Ils étaient cependant déconcertés par l’éventuelle identité de l’homme occidental qui avait été découvert à proximité.

Evidemment, ce n’était pas Laurent Carrière qui avait fui le Népal après avoir assassiné Connie Jo Bronzich. Sobhraj avait utilisé son passeport pour retourner à Bangkok, où il vendit les pierres que les deux jeunes gens avait achetés à Delhi. Ensuite, en utilisant le passeport de Henk Bintanja, il retourna à Katmandou le lendemain.
La police réussit à retracer les derniers jours de Laurent et Connie Jo, mais crurent qu’ils avaient passé du temps avec un certain « Alain Gautier » : on avait aperçu une Toyota blanche près du champ où les deux corps avaient été découverts. Cette voiture avait été louée par une jeune femme brune et mince avec un fort accent français, mais au nom d’un certain Henricus Bintanja, qui résidait à l’hôtel Oberoi. Les policiers arrêtèrent « Henk » et « Cocky », mais le « professeur de sciences politiques » et son « assistante » n’avaient jamais entendu parler ni de Laurent ni de Connie Jo. Sobhraj se montra outré par les accusations, produisit des notes de restaurant « prouvant » qu’ils n’étaient pas dans le champ à l’heure où les meurtres avaient été commis. Il demanda à « pouvoir passer Noël en paix ». Cela fonctionna. Embrouillée par ce stratagème, la police népalaise libéra Gautier / Bintanja / Sobhraj.
Le lendemain, lorsqu’un inspecteur suspicieux revint les interroger, le couple s’était enfui, sans payer la note.
L’aéroport fut bouclé, mais Sobhraj, Leclerc et Chowdhury fuirent en taxi vers la frontière indienne.

Ils passèrent la frontière séparément le 29 décembre.

Il allait falloir attendre mai 1976 pour que la police népalaise démêle cet embrouillamini et lance un mandat d’arrêt contre Charles Sobhraj, Marie-Andrée Leclerc et Ajay Chowdhury pour le double meurtre.

Lorsqu’il avait fait son aller-retour à Bangkok, Sobhraj avait fait une découverte surprenante. Dominique, Yannick et Jean-Jacques avaient discuté et s’étaient rendu compte qu’ils n’obéissaient pas seulement à un escroc, mais à un meurtrier. Ils avaient pénétré dans le bureau de Sobhraj et avaient trouvé des papiers d’identité appartenant à d’infortunés touristes qui avaient croisé la route de Sobhraj, ainsi que les affaires des disparus : bagages, souvenirs, lettres… Les trois Français avaient fui la Thaïlande, pour se réfugier à Paris. Avant de partir, ils avaient volontairement endommagé la serrure du coffre-fort.
Sobhraj fut complétement déboussolé par leur départ. Selon une voisine française, il cria : « Mais ils avaient besoin de moi. Ils m’aimaient ! C’était ma famille ! ».

Leclerc et Sobhraj
Leclerc et Sobhraj

Sobhraj, Marie-Andrée et Ajay se rendirent à Calcutta le 31 décembre. Sobhraj n’avait pas d’argent, savait qu’il était recherché par la police et pouvait deviner ce qui l’attendait s’il retournait à Bangkok. Marie-Andrée Leclerc était déprimée, mais Sobhraj avait un tel égo qu’il pensait qu’aucun simple mortel ne pourrait l’arrêter. Il avait un plan. Tout ce dont il avait besoin était d’un passeport et de l’argent.
Durant la première semaine de janvier 1976, il trouva les deux en la personne d’un jeune érudit israélien de 24 ans, Avoni Jacob, étudiant en religions orientales. Il rencontra « Alain Ponant » et ils décidèrent de faire un bout de route ensemble. Le 6 janvier 1976, la femme de ménage de l’hôtel où séjournait Avoni Jacob le découvrit nu dans sa chambre. Il avait été drogué et étranglé. Sobhraj s’était emparé du passeport d’Avoni et de ses chèques de voyage (environ 300 $).

Le lendemain, Sobhraj, Leclerc et Chowdhury étaient à Goa, une ville remplie de jeunes touristes.
Sobhraj se lia d’amitié avec trois Français et les invita à « faire la fête ». Ils furent drogués et, quand ils se réveillèrent 36 heures plus tard, toutes leurs possessions avaient disparu. Ils avaient été placés dans leur minibus et l’accélérateur avait été coincé pour que le véhicule bascule par-dessus une falaise. Heureusement pour eux, le minibus avait heurté un palmier et s’étaient arrêté.

Utilisant le passeport d’Avoni Jacob, Sobhraj mena ensuite Ajay et Marie-Andrée à Singapour. Tous les trois étaient dans une telle mauvaise passe que Marie-Andrée fut forcée d’utiliser le passeport d’un des Français qu’ils avaient détroussés. Charles lui affirma qu’aucun garde-frontière indien ne s’y connaitrait assez pour se demander pourquoi on lui avait donné un nom masculin. Avec raison. Elle passa la douane sans encombre.

À Singapour, Sobhraj et Marie-Andrée Leclerc eurent une terrible dispute. Elle n’en pouvait plus, elle voulait rentrer au Canada. Mais comme à son habitude, Sobhraj la cajola et l’assura de son amour. Ils passèrent la nuit ensemble et Leclerc oublia ses projets de départ.
Le lendemain, il partit avec Ajay Chowdhury et resta absent une semaine. Marie-Andrée Leclerc resta seule, mais ne se rendit pas au consulat du Canada pour y demander son rapatriement. Sobhraj avait réussi, encore une fois, à la persuader qu’elle était la femme de sa vie.
En fait, il se rendit à Bangkok pour passer une semaine avec sa maîtresse Suzy, dans un bel hôtel…

En ce début d’année 1976, les familles des victimes commençaient à comprendre que quelque chose de terrible était arrivée à leur enfant. Les ambassades hollandaises, françaises, américaines et canadiennes de toute l’Asie furent contactées et commencèrent à s’interroger.

L’employé d’ambassade qui réagit le plus et le mieux fut Herman Knippenberg, un homme honnête et têtu, secrétaire de l’ambassade des Pays-Bas en Thaïlande. Dans sa dernière lettre à sa famille, Cocky Hemker avait parlé de leur nouvel ami « Alain Dupuis, vendeur de pierres précieuses à Bangkok ». Knippenberg fit son travail et comprit qu’il était anormal de n’avoir aucune nouvelle du jeune couple. Il repensa à l’article sur les deux corps « d’Australiens » retrouvé le 16 décembre 1975 près de Bangkok. On lui apprit que les corps n’avaient pas été identifiés et n’étaient peut-être pas ceux d’Australiens. Herman Knippenberg demanda qu’on lui envoie les dossiers dentaires de Hemker et Bintanja. Les dentitions correspondaient.
Mais personne à l’ambassade ne voulut trouver les coupables ! Seul Herman décida d’exercer des pressions sur la police thaïlandaise, en vain. Il monta donc son propre dossier pour forcer la police à réagir. Il parvint même à découvrir le nom d’Alain Gautier et son lieu de résidence, « Kanit House ».

Herman Knippenberg et deux touristes français
Herman Knippenberg et deux touristes français

Mi-février 1976, Sobhraj décida de retourner à Bangkok avec ses deux acolytes malgré les risques. Ils revenaient de Hong-Kong, où ils avaient détroussé un instituteur américain, Robert Paul Grainer. Ils l’avaient drogué et lui avaient pris ses bagages, ses vêtements, son argent et son billet d’avion.
Bien que les papiers d’Avoni Jacob soient toujours utilisables, Sobhraj savait qu’il était toujours utile d’avoir un passeport de rechange.

Pendant ce temps, Herman Knippenberg réunit un groupe de fonctionnaires de diverses ambassades occidentales, prêts à se battre pour que le ou les meurtriers de leurs compatriotes soit arrêtés.

En mars 1976, un nouveau complice fit son apparition. Jean Dhuisme, un homme d’affaires français, la trentaine, fortuné. Il accompagnait souvent « Alain » pour « faire des affaires », au grand dam d’Ajay Chowdhury. Il avait prêté de l’argent à Sobhraj pour qu’il puisse louer un local dans un bel immeuble et y installer sa bijouterie.

Le 10 mars, Sobhraj décida de partir en Malaisie. Peut-être avait-il remarqué que Knippenberg le faisait surveiller.

Arrêté par la police thaï
Arrêté par la police thaï

L’employé d’ambassade contacta la police thaïlandaise, qui fut impressionnée par son dossier. Les enquêteurs se rendirent à « Kanit House » dès le lendemain et arrêtèrent le couple après une perquisition en règle. Mais Sobhraj se fit passer pour Robert Grainer, l’instituteur américain, et parvint à berner la police, qui ne fit pas beaucoup d’efforts pour vérifier la validité de son passeport, et ne contacta pas non plus l’ambassade des États-Unis. Un inspecteur thaïlandais se contenta de confisquer les passeports du couple et les laissa partir. « L’enquête » fut menée avec si peu de détermination que ce fut risible. Les autorités thaïlandaises ne voulaient pas ruiner l’activité touristique de leur pays à cause d’un procès très médiatisé.
Sobhraj passa la nuit à détruire toutes les preuves incriminantes de ses crimes. Lorsque la police thaïlandaise revint le lendemain, le coffre-fort était vide.

Knippenberg voulait ardemment que soit poursuivi Charles Sobhraj ou Alain Gautier ou Robert Grainer ou qui que ce soit que cet homme prétendait être. Le diplomate était convaincu que cet homme était responsable de la mort d’au moins deux touristes Hollandais.

Sans effet. Des années auparavant, Charles avait dit à son demi-frère que l’Asie du sud-est était « le pays des pates graissées », où tout pouvait être acheté si on y mettait le prix. Il semble qu’un fonctionnaire de police haut placé accepta de détourner les yeux un moment, alors que Sobhraj et ses trois complices fuyaient le pays.

Sobhraj, Leclerc et Dhuisme s’arrêtèrent brièvement en Malaisie, à Panang. Ils se cachèrent une semaine sous de faux noms dans un petit hôtel. Sobhraj envoya Ajay dans les villes minières pour se procurer des pierres précieuses. Ajay revint avec plusieurs centaines de carats de bijoux d’une valeur d’environ 40 000 $. Charles voulait vendre les bijoux à Genève pour réunir des capitaux. Il en revendit une petite partie pour payer le voyage.
Jean Dhuisme parti le premier pour Genève.
Personne ne sait exactement ce qui arriva à Ajay Chowdhury en Malaisie, mais quand Sobhraj rejoignit Marie-Andrée à l’aéroport pour s’envoler vers Genève, Ajay n’était pas avec lui. La veille, il s’était disputé avec Sobhraj.
Marie-Andrée s’interrogea sur le sort de Chowdhury, mais le regard de Sobhraj lui fit comprendre qu’elle ne devrait plus jamais poser cette question. À ce jour, les autorités croient qu’Ajay Chowdhury, le complice de tant de meurtres de Charles Sobhraj, avait perdu son utilité à ses yeux et qu’il est enterré quelque part dans la jungle Malaisienne.

Mary Ellen Eather
Mary Ellen Eather

Marie-Andrée Leclerc et Charles Sobhraj firent étape à Karachi, au Pakistan. Sobhraj y remarqua une blonde robuste et sensuelle, une infirmière australienne nommée Mary Ellen Eather. Elle était venue au Pakistan pour oublier un chagrin d’amour. Il lui fit miroiter la possibilité de richesses si elle acceptait de faire passer des pierres précieuses en contrebande. Complètement fauchée, Mary Ellen accepta.

Puis ils arrivèrent à Genève, où Jean Dhusime les attendait, et remontèrent jusqu’à Paris en voiture. Sobhraj se rendit rapidement chez Félix, qui accepta de le recevoir même s’il fut très mal à l’aise. Sobhraj lui expliqua : « Je mène une vie très compliquée. Il y a beaucoup de gens qui comptent sur moi. Beaucoup de gens qui ont besoin de moi. »

Les trois complices se rendirent ensuite à Marseille car Sobhraj voulait rendre visite à Song, sa mère. En arrivant, il lui murmura : « Mes amis vont venir. Je veux que tu leur dises que tu es ma femme, pas ma mère. » Abasourdie, Song accepta pourtant de faire ce petit plaisir à son fils qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Toutefois, quand Marie-Andrée Leclerc et Jean Dhuisme arrivèrent, Sobhraj oublia sa requête. Song ne pipa mot.
Ils restèrent trois jours et Song n’apprécia pas leur présence. Seul Jean Dhuisme, galant et bien élevé, se montra poli et serviable. Alphonse Darreau, qui ne supportait pas le moindre bruit, souffrit immédiatement de leurs discussions et claquements de portes. Le quatrième jour, Song leur demanda de partir. Sobhraj eut alors une terrible dispute avec sa mère, qu’il accusa de ne l’avoir jamais aimé, de l’avoir rejeté, abandonné, exilé… Song eut beau protester, il ne lui fit que des reproches. Elle chassa les trois intrus et ordonna à Sobhraj de ne jamais revenir.

Sobhraj décida de repartir en Asie.
Jean Dhusime s’exécuta. Marie-Andrée Leclerc, par amour, par peur, par goût de l’aventure, qui sait ?, décida de le suivre.
Ils traversèrent la Turquie, l’Irak et le Pakistan, en voiture et en trois semaines. Ils arrivèrent à Karachi en juin 1976. Mary Ellen Heather les attendait.
Sur place, Marie-Andrée Leclerc découvrit des articles de presse datant de mai qui expliquait que « Alain Gautier et son épouse Monique » étaient recherchés pour les meurtres de Henk et Cocky, Vitali, Stéphanie et Amanda à Kanit House.
Sobhraj lui répondit de ne pas s’inquiéter, les policiers ne les identifieraient jamais. Mais il décida malgré tout de se rendre en Inde plutôt que de revenir en Thaïlande.

Rien n’est plus fragile qu’une vie construite sur le mensonge, et ce n’était qu’une question de temps avant que Charles Sobhraj ne soit arrêté. Il surestima sa propre intelligence et sous-estima les polices d’Asie du sud-est, pensant qu’il lui importait peu que la police thaïlandaise chercha Alain Gautier ou un autre. Il s’était montré plus malin qu’eux auparavant et il le ferait à nouveau.

Mais quand les journaux thaïlandais publièrent des articles sur un tueur en série qui assassinaient les touristes au printemps 1976, les autorités Thaïlandaises comprirent qu’elles devaient trouver ce meurtrier. Le tourisme est vital pour la Thaïlande et aucun pot-de-vin de 300 000 bahts ne pouvait rivaliser avec les millions qui seraient perdus si les touristes avaient peur de venir.
La police thaïlandaise confia donc l’enquête à l’un des rares policiers incorruptibles du pays, le colonel Sompol Suthimai. Intelligent et honnête, il dirigeait l’antenne d’Interpol en Thaïlande. Il rendit visite à Herman Knippenberg, qui lui confia son dossier sur « Alain Gautier ». Sompol comprit qu’on avait laissé échapper le tueur. Il réunit rapidement les pièces à conviction qui permirent d’accuser « Alain Gautier » de 5 meurtres. Même May et Suzy témoignèrent contre « Alain ».
Le mandat d’arrêt avait une validité de 20 ans. Sompol envoya le dossier d’Interpol au siège de Paris, qui fut transféré à toutes les capitales du monde.

Mi-juin 1976, les quatre complices étaient à Delhi. Mary Ellen Eather attira trois jeunes Français qui tombèrent subitement malade. À leur réveil, ils n’avaient plus de passeports et on les avait délestés de la centaine de dollars qu’ils possédaient.

Barbara Smith
Barbara Smith

Sobhraj reconstruisit une nouvelle « famille » : après avoir invité Mary Ellen Heather et Jean Dhuisme à le joindre, il rencontra la brune Barbara Smith, une Anglaise de 20 ans un peu timide, accompagné d’un Belge falot, Hugey Courage, que Sobhraj connaissait un peu. Il les recruta rapidement : il voulait faire passer Courage pour un diplomate en lui achetant de beaux costumes, mais il parlait comme un charretier. Ils se rendirent à Delhi, la ville où Sobhraj était recherché pour le vol de la bijouterie de l’Ashoka Hotel.
Ils remarquèrent une bijouterie à l’Hôtel Imperial et, malgré les risques, Sobhraj décida de la cambrioler. Il n’avait plus un sous et avait un besoin urgent d’argent. Mais Hugey Courage prit peur et, alors qu’il accompagnait Marie-Andrée Leclerc à une cabine téléphonique, il lui vola 150 $ et quatre passeports puis fila chez lui, à Goa, où son épouse l’attendait.
Sobhraj entra dans une rage folle en apprenant la trahison du Belge. Il partit à Goa avec Jean Dhuisme mais ils ne purent trouver Hugey Courage et revinrent bredouille à Delhi. Sachant qu’il risquait d’être pourchassé par l’escroc, Courage décida de le dénoncer. Il envoya un courrier à l’Ambassade du Canada à New Delhi, qui transféra à la police indienne. Il expliqua qu’un gang allait braquer une bijouterie en ville. L’inspecteur Tuli, un policier de l’antigang, se rendit à Goa pour l’interroger et le persuada de lui en dire plus. Courage lui parla « d’Alain Gautier » et lui confia les photos qu’il avait prises des membres du « gang », que Tuli fit distribuer à tous les policiers de Delhi.

Dans le même temps, Interpol découvrit que des crimes similaires à ceux commis en Thaïlande avaient eu lieu à Hong-Kong, Katmandou, New Delhi et Karachi.
L’Inspecteur Delsart à Paris fit des recoupements entre les nombreuses informations et finit par faire le rapprochement avec un dossier datant de 1973, celui d’un homme qui utilisait de nombreuses fausses identités, était eurasien et droguait ses victimes : Charles Sobhraj.

Le 1er juillet 1976, Mary Ellen et Barbara apprirent qu’un voyage organisé venant de France devait arriver à Delhi. Sobhraj décida qu’il trouverait ses futures victimes parmi ces touristes.
Il choisit d’abord un jeune français solitaire de 24 ans, Jean-Luc Solomon. Mary Ellen et Barbara le séduisirent, Sobhraj le charma avant de le droguer. La femme de chambre découvrit Jean-Luc Solomon le surlendemain, hagard, nu sur le balcon de sa chambre. Il décéda à l’hôpital. On lui avait volé son passeport et son argent.

Sobhraj décida ensuite de partir pour le Taj Mahal, que le groupe de Français allait visiter. Il s’attacha rapidement au groupe sous le nom de « Daniel Chaumet » et devint leur guide non officiel, à Agra, puis à Delhi. Il était si gentil et serviable et ses deux jeunes amies étaient très jolies… Les touristes se pensèrent chanceux d’avoir trouvé un Français dans un endroit aussi étrange.
Quand, le dernier soir de leur séjour, il leur offrit une pilule qui, selon lui, empêcherait la dysenterie, beaucoup l’avalèrent avec reconnaissance.
Sobhraj voulait attendre que les touristes s’endorment dans leur chambre et les cambrioler les uns après les autres. Mais les pilules fonctionnèrent trop rapidement alors que les touristes continuer à faire la fête pour célébrer leur dernier jour de vacances. Autour de Sobhraj, ils tombèrent comme des mouches, endormit ou vomissant. Quand on constata que les seules personnes qui étaient malades étaient celles qui avaient pris le prétendu médicament de leur nouvel ami, trois employés de l’hôtel se jetèrent sur Sobhraj pour le maintenir au sol et envoyèrent quelqu’un chercher la police. Dans la confusion, Jean Dhuisme s’éclipsa.

C’était -enfin- le début de la fin pour Charles Sobhraj.

L’inspecteur Tuli fut prévenu par le directeur de l’hôtel qu’un Français avait à priori tenté d’empoisonner des touristes. « Daniel Chaumet » était littéralement fou de rage. Citoyen français, il exigeait qu’on le libère et allait porter plainte auprès de son ambassade…
Tuli demanda aux touristes si ce Chaumet avait été vu en compagnie de deux belles jeunes femmes. Ils répondirent par l’affirmative et parlèrent d’une troisième femme, brune, plus âgée, avec des lunettes. Ils ajoutèrent que Chaumet les avait aidé à acheter des pierres précieuses à Agra. Tuli pensa qu’il tenait son « gang » et emmena « Chaumet » au poste malgré ses protestations.

Jean Dhuisme retourna à l’hôtel où logeaient les trois femmes pour leur expliquer ce qui était arrivé. Il ne s’inquiéta pas outre mesure, car Sobhraj s’était déjà sorti de ses différentes rencontres avec la police. Marie-Andrée, elle, s’effondra en larmes.

Sobhraj arrêté juillet 1976
Sobhraj arrêté

Sobhraj fit à Tuli son numéro de l’homme d’affaire indigné accusé à tort et fut si convainquant que le policier douta. Mais « Chaumet » lui indiqua qu’il avait perdu son passeport et refusa de lui donner le nom de son hôtel. Il se montra odieux, méprisant et très supérieur.
Tuli l’envoya en cellule. Il ne pouvait pas relever les empreintes de « Chaumet » car loi indienne interdit que l’on relève les empreintes digitales d’un suspect avant son inculpation !
Il décida donc de trouver le reste de la bande.

Le 7 juillet, deux policiers arrêtèrent « Monique » dans le hall de son hôtel, puis Mary Ellen. Dans la nuit, ce fut le tour de Jean Dhuisme, puis de Barbara Smith.
Sobhraj nia évidement les connaître et avoir des complices. Il tint pendant des jours, jouant l’indignation ou la rage. Marie-Andrée Leclerc nia tout en bloc et se montra aussi « indignée » que Sobhraj. Jean Dhuisme, abasourdi, ne pipa mot.

Barbara et Mary Ellen, plus vulnérables, se mirent à pleurer. Tuli décida de les faire craquer en leur promettant que la justice indienne serait plus compréhensive si elles collaboraient. Elles finirent par céder et avouèrent tout ce qu’elles savaient. Notamment le meurtre de Jean-Luc Solomon.
Marie-Andrée Leclerc nia tout et récusa les accusations, mais elle finit, elle aussi, par avouer. Elle donna une longue confession, expliquant les meurtres commis en Thaïlande et au Népal. Cependant, elle se présenta non pas comme une complice, mais comme la compagne de Sobhraj, voir sa prisonnière.
Jean Dhuisme fut le dernier à craquer.

De son côté, Sobhraj soutint pendant 10 jours, malgré des interrogatoires intenses, qu’il était un riche homme d’affaires français qui avait des relations.
Sur une intuition, Tuli décida de tenter sa dernière chance avec un autre approche. Comprenant que son suspect avait un énorme égo, il tenta la flatterie, le félicitant pour son endurance et son intelligence. Ils discutèrent de leurs familles respectives, de leur père indien, de manière informelle, et au bout de deux heures, Tuli devint aux yeux de Sobhtaj une sorte de figure paternelle.
Et il craqua.

Le dossier d’Interpol permit enfin de connaître son véritable nom. Le monde entier apprit l’arrestation et les crimes dont était accusé Charles Sobhraj. Dernière pirouette : il avait avoué avoir drogué ses victimes mais accusait Ajay Chowdhury de tous les meurtres.

Les accusés furent emmenés dans une prison que Sobhraj connaissait bien, celle de Tihar, à l’extérieur de Delhi.

Marie-Andrée Leclerc
Marie-Andrée Leclerc

Pour Marie-Andrée, le cercle le plus profond de l’enfer aurait été plus doux que la prison de Tihar. Considérées comme une meurtrière dans l’attente de son procès, sa nourriture consistait en une galette (un chapati) et une petite tasse de lentille par jour. L’eau sortait d’un tube vertical dans leurs cellules une fois par jour et, si elle n’était pas prêtes, elle devait attendre la ration du lendemain. Les rats et les insectes régnaient en maître dans la prison de Tihar, car les condamnés étaient généralement trop faibles pour les chasser, et les rongeurs courraient à travers les barreaux des cellules. Pour ce qui était des toilettes, elles se composaient d’un trou dans le coin de la cellule. La compagne de cellule de Marie-Andrée Leclerc était une jeune Malaisienne qui avait été arrêtée puis oubliée et qui sombrait lentement dans la folie.
Mary Ellen et Barbara, qui avaient accepté de collaborer avec la Justice, étaient un peu mieux traitées.

Charles Sobhraj, lui, s’adapta très bien. Il savait comment les choses fonctionnaient en Inde et avait caché dans sa bouche plus de 70 carats de pierres précieuses. Même si sa nouvelle maison n’était pas aussi confortable que son appartement à Bangkok, il s’en contenterait jusqu’à ce qu’il ait décidé qu’il était temps de passer à autre chose. Sobhraj n’avait aucune crainte de pourrir à Tihar. Il savait qu’il pourrait acheter sa sortie.
En attendant, il corrompit tous les gardes pour être placé dans une cellule avec un criminel Vietnamien qu’il connaissait bien, obtenir des postes de radio et manger de la vraie nourriture, dont de la viande.

Les temps étaient difficiles en Inde au milieu des années 1970. Indira Gandhi gouvernait le pays d’une main de fer par la loi martiale et les conditions de vie étaient dures. Le système judiciaire était submergé par les prisonniers politiques et les criminels. Par conséquent, près de deux ans s’écoulèrent entre l’arrestation de Charles Sobhraj et de son clan, et leur jugement. Dans l’intervalle, Mary Ellen et Barbara avaient chacune tenté de se suicider, par désespoir.

De manière incompréhensible, André Darreau, le demi-frère de Sobhraj, qui profitait d’une libération conditionnelle anticipée de sa geôle turque, voyagea jusqu’en Inde à la demande de Charles pour l’aider à s’évader !
Au milieu du procès, Sobhraj fit appel devant la Cour Suprême Indienne et Mary Ellen rétracta son témoignage selon lequel elle avait vu Sobhraj droguer Jean-Luc Solomon. Sobhraj embaucha et licencia des avocats à volonté et, à la fin du procès, fit une grève de la faim pour protester contre les conditions inhumaines à Tihar. Il finit par se défendre lui-même.

Le juge, cependant, ne fut pas impressionné par ces simagrées et déclara Charles Sobhraj coupable d’avoir administré une drogue à Jean-Luc Solomon dans l’intention de le voler, lui causant des blessures fatales. En fait, il le déclara coupable d’homicide involontaire.

Marie-Andrée Leclerc fut déclarée non coupable, mais fut renvoyée à Tihar dans l’attente son procès pour l’empoisonnement des étudiants français. Elle passa quelques temps en prison pour ce crime puis fut  libérée lorsqu’on lui diagnostiqua avec un cancer des ovaires. (Elle mourut chez elle en 1984, au Canada, à l’âge de 38 ans, professant son amour pour l’homme qui avait ruiné sa vie).

Charles Sobhraj risquait la peine de mort. Et l’accusation la réclama avec force. Il était certain qu’il avait tué d’autres personnes que Jean-Luc Solomon, et qu’il tuerait sans doute à nouveau. Mais Sobhraj soutint que les années passées à Tihar était un châtiment bien assez sévère.
Avait-il réussi à acheter le juge ? Nul ne peut en être certain, mais c’est une possibilité. Dans le monde entier, les forces de l’ordre furent abasourdies lorsque, le 8 août 1978, le juge indien condamna Sobhraj à sept ans de prison. « Le Serpent » s’en était sorti, victorieux une fois de plus.

Il fut également condamné pour la tentative avortée de vol sur les touristes français et une peine de 5 ans fut ajoutée à la précédente. Cette condamnation, bien que lui évitant la mort, présentait un problème. Le mandat d’arrêt de la Thaïlande était valable pendant 20 ans, ce qui signifiait que, dès qu’il serait libéré de Tihar, il serait expulsé vers la Thaïlande et très probablement exécuté.

Douze ans suffiraient pour que les témoins disparaissent ou que les procureurs l’oublient. Car s’évader de Tihar, une prouesse presque facile pour un homme comme Sobhraj, signifiait malgré tout qu’il deviendrait un criminel international recherché dans le monde entier. Il avait besoin d’un plan et avait quelques années pour en trouver un.
Attendant son heure, Charles Sobhraj dirigea littéralement la prison de Tihar. Il ne manquait quasiment de rien. Il se procura un magnétophone en prison et enregistra discrètement certains des gardiens qui acceptaient un pot-de-vin pour un service. Ensuite, il porta plainte auprès de la Haute Cour « afin d’exposer la corruption ». Plainte qu’il retira à la dernière minute à la condition qu’on lui confia la direction de la cantine de la prison. Il eut ainsi énormément de pouvoir parce qu’il obtient un pourcentage sur chaque transaction sur la nourriture.

En 1986, alors qu’il finissait sa dixième année derrière les barreaux, il organisa une fête. Il versa des somnifères dans les boissons et, au beau milieu de la fête, alors que ses codétenus et les gardiens s’endormaient les uns après les autres, Sobhraj sortit de la prison avec trois complices.
Il déclara plus tard que son plan n’était pas de fuir l’Inde, il n’était tout simplement pas encore prêt à quitter Tihar et voulait rester quelques années de plus…

Sobhraj arrêté en 1986
Sobhraj arrêté en 1986

Une vingtaine de jours après son évasion, il s’arrangea pour être facilement repéré puis arrêté à Goa, et fut condamné à dix années supplémentaires pour son évasion. Bien lui en prit car, au fil du temps, les autorités du monde entier oublièrent Charles Sobhraj et le mandat d’arrêt Thaïlandais disparut finalement lorsque des témoins moururent ou que des preuves furent perdues.

Le 17 février 1997, « le Serpent » sortit de la prison de Tihar. Il avait 52 ans. Il existait peu de chances que les autorités thaïlandaises puissent le juger tant d’années plus tard, mais Sobhraj devait être expulsé de l’Inde. Il fut donc maintenu en détention jusqu’à ce que les autorités aient trouvé un pays qui l’accepterait.
Finalement, il retourna en France, où il engagea Jacques Vergès pour le représenter et embaucha un agent chargé de négocier des sommes folles pour des interviews ou les droits d’adaptation de sa vie au cinéma. Il affirma avoir signé un contrat de 15 millions de dollars pour un film (à priori un mensonge de plus) et réclama jusqu’à 5000 $ par interview.

Sobhraj à Paris
Sobhraj à Paris

Il aurait pu rester en France et y couler des jours tranquilles, mais six ans plus tard, en septembre 2003, Charles Sobhraj fut arrêté au Casino Royal de l’hôtel Yak et Yeti à Katmandou, au Népal. Il fut inculpé pour avoir utilisé un faux passeport lorsqu’il était entré au Népal… en 1975. Cependant, la véritable raison de son arrestation était la volonté des autorités de l’interroger sur les meurtres de Connie Jo Bronzich et Laurent Carrière.

Sobhraj nia les accusations, affirma que l’une des victimes n’avait jamais été correctement identifiée, et que les autorités ne possédaient aucune preuve qu’il était dans le pays au moment des meurtres.

Sobhraj arrêté au Népal
Sobhraj arrêté au Népal

En octobre 2003, le juge Bir Singh Mahara ordonna la libération de Sobhraj, mais prévu une autre audience le même mois. En quittant le palais de justice, Sobhraj affirma : « Le tribunal m’a défendu. Le verdict prouve que ce que j’ai dit est vrai ». Cependant, les autorités l’arrêtèrent peu de temps après en l’accusant cette fois officiellement de meurtre.

Sobhraj choisit d’être défendu par Isabelle Coutant-Peyne, l’avocate mariée au célèbre terroriste Carlos.
Il fut jugé au cours de l’été 2004 pour le meurtre de Connie Jo et reconnu coupable. Toutes ses possessions personnelles furent saisies. Sobhraj fut choqué par la vitesse du procès et sa condamnation. Il déclara qu’il avait « été déclaré coupable sans preuve et sans témoins ». Il fit immédiatement appel.

Alors qu’il travaillait sur son appel, Sobhraj tenta à nouveau de s’évader, en novembre 2004. Il envoya un email à un ami, à qui il demanda de lui envoyer un composé chimique qui provoquait une perte de conscience. Il prévoyait d’utiliser le mélange pour droguer les gardiens et s’évader, mais la police déjoua sa tentative. Dix-huit ans plus tôt, Sobhraj s’était évadé de la même manière et les autorités pénitentiaires l’avaient à l’œil.
Quatre policiers et un gardien de prison furent toutefois suspendus pour avoir accepté de l’argent en échange de leur aide dans sa tentative d’évasion.

En 2005, Sobhraj perdit son procès en appel et fut condamné à 20 ans d’emprisonnement.

En 2008, il épousa en prison une jeune femme de 20 ans nommée Nihita Biswas, la fille de son avocate népalaise.

Nihita Biswas et Sobhraj
Nihita Biswas et Sobhraj

Il aurait pu être libéré en 2015, car la loi népalaise veut que les détenus, à l’âge de 70 ans, voient leur condamnation réduite de moitié. Il a toutefois été jugé en septembre 2014 et reconnu coupable, cette fois, du meurtre de Laurent Carrière. Il a été condamné à 20 années supplémentaires d’emprisonnement.

Charles Sobhraj a cependant été libéré de sa prison népalaise en 2022 après avoir passé un total de 19 ans de prison dans ce pays. Il s’est précipité dans le premier avion pour repartir vers la France et éviter une éventuelle modification légale qui l’aurait renvoyé en prison. Il s’est installé à Paris.
Et a rapidement participé à un documentaire sur son histoire, filmé par une chaine britannique, où il a affirmé avoir volé ses victimes, mais n’en avoir tué aucune…

Il pourrait être jugé et reconnu coupable des meurtres des deux touristes néérlandais Henrick Bintanja et Cornelia Hemkar, commis en 1975, car il n’existe pas de prescription pour les crimes graves en Hollande.
Il faudrait pour cela que la France accepte de l’extrader.

Il est soupçonné d’une vingtaine de meurtres en tout.

Les victimes de Sobhraj

teresa knowlton

Teresa Knowlton (21 ans)
Noyée dans la nuit du 15 au 16 octobre 1975, près de Pattaya, en Thaïlande.

vitali akim

Vitali Hakim
Tabassé et brûlé vif le 28 novembre, près de Pattaya, en Thaïlande.

stéphanie parry

Stephanie Parry / Charmayne Carrou
Noyée vers le 14 décembre, près de Pattaya, en Thaïlande.

henricus bintanja

Henrick Bintanja (29 ans)
Frappé, étranglé et brûlé vif le 16 décembre 1975, près de Pattaya, en Thaïlande.

cornelia hemker

Cornelia Hemkar (25 ans)
Frappée, étranglée et brûlée vive le 16 décembre 1975, près de Pattaya, en Thaïlande.

laurent carriere

Laurent Carrière (26 ans)
Égorgé, puis brûlé le 21 décembre 1975, près de Katmandou, au Népal.

connie jo bronzich

Connie Jo Bronzich (29 ans)
Poignardée, puis brûlée le 22 décembre 1975, près de Katmandou, au Népal.

Avoni Jacob (24 ans)
Étranglé le 5 janvier 1976, à Calcutta, en Inde.

Jean-Luc Solomon (24 ans)
Drogué et empoisonné le 3 juillet 1976, à Delhi, en Inde.

Mode opératoire

Charles Sobhraj était charismatique (il parlait plusieurs langues, se vantait d’être riche, était bonimenteur) et, en même temps, semblait juste être un « gentil asiatique » qui connaissait bien les besoins et les envies des touristes. Il se liait d’amitié avec eux, leur conseillait où manger et où acheter des pierres précieuses, parfois même les invitait dans son appartement de Bangkok.

Il a drogué de nombreux touristes, soit pour les endormir, soit pour les rendre malades, afin de voler leur argent, leurs objets de valeur et leur passeport. Il expliquait aux touristes que l’on ne pouvait pas faire confiance aux médecins locaux et qu’il valait mieux avoir recours aux services de sa compagne infirmière, Marie-Andrée Leclerc.
Sobhraj et Leclerc séquestraient parfois leurs victimes pendant plusieurs semaines.

Lorsqu’il tuait, avec Ajay Chowdhury, il utilisait à nouveau des drogues pour affaiblir ses victimes, qu’ils conduisaient dans un endroit reculé. Les victimes étaient ensuite tabassées, poignardée et/ou étranglées. Parfois, Sobhraj et Chowdhury versaient de l’essence sur les corps pour les brûler et couvrir ainsi leurs traces. Les enquêteurs ont découvert que la plupart du temps, la victime était brûlée vive.

Sobhraj volait ensuite les possessions et l’identité de ses victimes.

Motivations

Charles Sobhraj a subi des déplacements constant entre ses parents naturels et s’est souvent senti rejeté. Cependant, ce genre de jeunesse difficile ne suffit pas transformer un homme en tueur en série.
Durant ses premières années, Charles Sobhraj connu l’abandon et le mépris. Né Gurhmuk Sobhraj d’une jeune vietnamienne célibataire, il grandit dans l’indifférence de ses parents. Sa mère, Song, fut abandonnée par son père peu de temps après la naissance de son fils et elle l’accusa par la suite du départ de son amant.
Son père ne voulut pas s’occuper de Gurhmuk durant son enfance, mais, pour se rassurer, le jeune garçon se persuada que son père était une figure mythique et héroïque.
Sa mère fit venir Gurhmuk Sobhraj en France contre sa volonté. Il fut envoyé à l’internat, bien qu’il ne parla pas bien français. Il devint solitaire et aigri. D’autres enfants naquirent de leur union et Gurhmuk commença à se sentir de plus en plus exclu dans son propre foyer.

sobhraj charles

Un enfant ignoré fait n’importe quoi pour attirer l’attention. Pour les enfants négligés, même l’attention négative est considérée comme meilleure que l’absence totale d’attention, et Charles n’était pas différent. Dès son plus jeune âge, il fut désobéissant et devint un délinquant. C’était un jeune garçon intelligent et charismatique, mais ses résultats scolaires étaient mauvais et il était souvent absent de l’école. Quand il était présent, Charles ne parvenait jamais à respecter la discipline et ses instituteurs devaient fréquemment le punir.

Il rêvait de son riche père indien et de la vie de luxe qui, selon lui, lui avait été refusée. Contrairement à de nombreux tueurs en série masculins, Sobhraj tuait pour un gain économique et personnel. Il voulait obtenir les passeports et les papiers d’identité de ses victimes parce que cela facilitait sa contrebande de drogue et de bijoux. Sobhraj n’a pas été poussé à tuer par un désir sexuel pervers. A priori, il n’obtenait pas une satisfaction particulière à tuer ses victimes. Il était froid comme la glace : les gens qu’il assassinait n’étaient pour lui que des obstacles. Ils avaient quelque chose que Sobhraj voulait et il les supprimait pour l’obtenir.

« Si j’ai jamais tué ou ordonné des meurtres, c’était uniquement pour des raisons d’affaires, juste un travail, comme un général dans l’armée », a déclaré Sobhraj au journaliste Richard Neville lors de son procès en Inde.

Mais l’argent était rapidement dépensé dans les casinos. Parfois, il jouait d’énormes sommes d’argent : il a perdu 200000 $ aux tables de Rouen. En septembre 2003, lorsque Sobhraj est retourné au Népal, il s’est rendu au casino tous les soirs pendant deux semaines pour jouer au blackjack.

En fait, son plus grand plaisir dans la vie était de mentir, manipuler et tromper les gens qu’il rencontrait : son clan, les touristes, la police, la justice, sa famille…

Parmi les psychopathes, certains ont un comportement de « marionnettiste » : ils manipulent une personne pour atteindre quelqu’un d’autre, dans l’ombre. Quand Charles Sobhraj eut 10 ans, il déclara à sa mère qu’il pourrait « toujours trouver un idiot pour faire ce que je veux », après avoir été accusé d’avoir convaincu un ami de voler un commerçant.

Sobhraj craignait la violence physique et ne l’appréciait pas. Par contre, il usait souvent de violence psychologique et il excellait dans la cruauté et la manipulation.

Sobhraj n’a jamais eu le moindre scrupule à escroquer et, parfois, assassiner des touristes en quête de spiritualité. Il les méprisait et s’est toujours trouvé des excuses : telle victime était une droguée, telle autre victime transportait de la drogue, telle autre encore était immorale…

Sobhraj a par exemple affirmé : « La fille qui venait de Californie (Teresa Knowlton). Elle était bourrée et Ajay l’a ramenée à la Kanit House. Nous savions tout sur elle, tu comprends. On savait qu’elle trafiquait de l’héroïne. » Mais Teresa Knowlton n’a jamais transporté de drogue, elle n’avait aucun rapport avec l’héroïne. Elle voulait devenir moine bouddhiste.

En juillet 1977, chargé d’écrire un livre sur Sobhraj, le journaliste australien Richard Neville arriva avec, selon ses propres mots, une « théorie selon laquelle Charles, enfant du colonialisme, s’était vengé de la contre-culture que représentaient ces jeunes touristes ». Au lieu de cela, Neville réalisa que Charles Sobhraj était tout simplement glacial. Et qu’il tentait de le charmer, mieux, de le courtiser, pour mieux le manœuvrer. Durant quatre mois, Neville interviewa un jeune homme séduisant, urbain et assuré. Et finalement, à condition que Neville ne témoigne jamais contre lui, Sobhraj admit les cinq meurtres connus en Thaïlande et deux au Népal. Il les appelait « les nettoyages »…

« Pour Charles, qui a été matériellement dépossédé et qui a passé toute sa vie à vouloir récupérer la richesse (de son père), les gens qui abandonnaient volontairement des richesses, qui délaissaient leur mode de vie de classe moyenne et traversaient l’Asie sur 1 $ par nuit, le faisaient flipper. Il ne les comprenait pas. C’est pourquoi nous rencontrions occasionnellement des gens qui avaient été arnaqués par Charles et qui nous disaient : « Il roulait ses manches dans les restaurants et disait « Regardez, pas de trace de seringues ». Il rejetait de manière obsessionnelle la contre-culture de l’époque. »

Sobhraj détestait ces jeunes gens et il s’imaginait qu’ils étaient tous des drogués, des déchets. Il a affirmé à Neville qu’il n’avait « jamais tué des gens bien ».

Selon Neville, « lorsque vous êtes avec lui jour après jour sur une période d’environ trois mois, vous le regardez rouler et faire des affaires, vous le regardez tourner les gardes de prison les uns contre les autres. Il y avait une fille australienne et une Anglaise en prison qui avaient été arrêtées. Vous le regardez tourner ces deux filles l’une contre l’autre. Il a tenté de nous séparer, Julie (la co-auteur de son livre) et moi, et de nous opposer l’un à l’autre.
Plus il avouait ses crimes et s’en vantait, plus j’avais l’impression d’être plongé dans un puits et de descendre de plus en plus bas
. »

Les psychopathes comme Sobhraj sont incapables de ressentir le moindre remord. Pour eux, les phrases « Je veux te tuer » et « Je veux t’embrasser » ont le même impact émotionnel. La notion de peur leur est presque inconnue, de sorte que la menace d’une punition n’est jamais dissuasive.

Il était tellement sûr de lui qu’en 2003, Sobhraj est revenu au Népal, le seul pays où il était encore recherché. Il n’a pas pu résister à la tentation. Il pensait pouvoir de nouveau manipuler et mentir, il a tiré le Diable par la queue avec l’ambition d’échapper encore une fois à ses poursuivants.

Les différents visages de Sobhraj
Les différents visages de Sobhraj

Interviewé par un journaliste dans sa prison de Katmandou, il s’est montré aussi arrogant qu’à son habitude. Le journaliste a expliqué « Il m’a dit qu’il pensait à moi récemment parce qu’il cherche quelqu’un pour écrire sa biographie. « Pensez à l’argent », a-t-il dit. « C’est une histoire incroyable. Ce sera un best-seller. Il y aura également des droits pour un film ». Je lui ai demandé s’il serait prêt à discuter des meurtres dans ce best-seller. Il m’a répondu « Je ne pense pas que nous devons aborder tout cela », a-t-il dit, comme s’ils n’étaient que des détails ennuyeux. »

Il est toutefois intéressant de noter que Sobhraj n’a pas tué seul. De plus, les meurtres les plus violents ont commencé quand Ajay Chowdhury est apparu dans sa vie et ont cessé lorsque qu’il a disparu. Lequel des deux a été le déclencheur de l’autre ? Avant de rencontrer Chowdhury, Charles Sobhraj était un arnaqueur, un voleur, un cambrioleur. Il n’a, à priori, commencé à tuer que lorsque le jeune Indien a croisé sa route.
Il avait déjà provoqué une overdose plus ou moins accidentelle (celle du chauffeur de bus en 1972). Mais les meurtres, eux, étaient planifiés et réalisés avec une grande brutalité. Ils ont été commis entre 1975 et 1976, sur une période de sept mois.
Ensuite, Sobhraj eut encore recours à ses drogues, mais il voulait voler plus que tuer : quand il quitta la chambre de Jean-Luc Solomon, celui-ci était encore vivant.

Selon le diplomate hollandais Herman Knippenberg, qui a passé des années à poursuivre Sobhraj en justice, Sobhraj voulait créer « sa propre famille à la Charles Manson, avec lui-même comme figure paternelle » (sachant que Sobhraj n’a jamais vraiment eu de famille, et désirait désespérément que son père biologique l’accepte, c’est une opinion intéressant à noter). « Ceux qu’il a tués étaient les gens qui ont vu à travers son masque et qui ont essayé de s’enfuir ».

Selon Thomas Thomspon, auteur de l’ouvrage « La trace du Serpent », « Sobhraj cherchait en permanence la compagnie d’un grand nombre de personnes qu’il pouvait réduire à un état de dépendance ».

Richard Neville a ajouté, sur cette comparaison avec Manson : « Charles Sobhraj était beaucoup plus subtil, urbain et moins cinglé que Manson. Et ne voulait pas vraiment avoir une communauté entière de personnes avec lui. Charles est solitaire. Je pense que les parallèles sont très peu nombreux, excepté qu’il est jeune et charismatique, et qu’il a eu de nombreux complices, hommes et femmes, autour de lui. (…) Par contre, je pense que l’élément central de leurs deux histoires est le fait que la prison a été leur université. C’est l’endroit où ils ont tous les deux obtenu leur doctorat en criminologie.  L’histoire de Charles Sobhraj est le témoignage de l’échec du système pénitentiaire à faire autre chose que produire un Charles Sobhraj ».

Je trouve également l’opinion de Gary Indiana (article publié dans Vice en 2014) intéressante :

« Si vous aviez étudié son histoire aussi longtemps que moi, vous verriez cette liste sans fin d’erreurs et de chaos que fut sa vie. Vous verriez tout cet argent dérobé perdu dans la foulée au casino ; l’errance vaine et sans fin de pays en pays – vous comprendriez que Sobhraj a toujours été un homme ridicule.

Mais je peux tout aussi bien me gourer sur toute la ligne. Pendant des années, j’ai imaginé Sobhraj séduisant des victimes crédules, des camés un peu naïfs qu’il attirait dans un piège mortel grâce à son charme sensuel et à son intelligence supérieure. Et si ses victimes n’étaient tout simplement pas rentrées dans son jeu ? Et si, au lieu de le voir comme quelqu’un de parfait, ils ne voyaient en lui qu’un asiatique sordide, un personnage pathétique, tel un mac en costume traînant devant un strip-club ? Un mec qui prétendait de manière absurde qu’il était Français, ou Hollandais, ou vaguement Européen – un personnage « comme eux », en somme.

Et si au lieu d’avoir pitié pour cet homme risible, ils avaient souhaité se servir de lui ? La plupart de ses victimes ne voulaient pas spécialement coucher avec lui. Elles voulaient les pierres précieuses à bas prix que Sobhraj leur promettait. Il est tout à fait possible que ses victimes pensaient mener la danse. Que c’était elles qui allaient l’arnaquer. Elles devaient le trouver aussi ridicule que moi. Et peut-être pensaient-elles qu’une personne aussi ridicule ne pouvait pas être dangereuse. »

La jeune épouse de Sobhraj peut sembler être une des nombreuses jeunes femmes qu’il a séduites et manipulées. Mais lorsque l’on sait qu’elle a participé à une émission de télé-réalité après être devenue « célèbre » grâce à son mariage avec le tueur vieillissant, on peut penser qu’elle s’est surtout unie à Sobhraj pour sortir de l’anonymat. En prison, il est toujours ridicule, mais il n’est plus dangereux…

Citations

« Tant que je peux parler aux gens, je peux les manipuler » : Sobhraj à son biographe Richard Neville.

« J’ai déjà retiré du passé ce qui est le mieux pour moi, ce qui m’aide à vivre dans le présent et à préparer l’avenir (…) Si je repense à un meurtre, ce sera pour voir ce que j’ai appris de la méthode. Je ne remarquerai même pas le corps » : Sobhraj au journaliste Richard Neville.

« Ceux qui me décrivent comme le criminel le plus diabolique du siècle ne savent pas de quoi ils parlent. Est-ce que j’ai la tête d’un tueur ? » : Sobhraj.

« Je me suis juré d’essayer par tous les moyens de faire qu’il m’aime, mais peu à peu je suis devenu son esclave. » : Marie-Andrée Leclerc.

« Il veut qu’on l’aime. Quand j’ai découvert qu’il aime faire du mal à ceux qui l’aiment, je suis parti » : Hugey Courage.

« Il a le visage d’un ange, mais quelque part, je pense que le Diable s’est glissé dans son esprit » : Song, la mère de Sobhraj.

Bibliographie

La trace du serpent
Un excellent ouvrage qui décrit en détail toute la vie de Sobhraj, son comportement, ses traumatismes, ses voyages, ses crimes, ses victimes. Passionnant.
Titre original : Serpentine, de Charles Neville et Julie Clarke, publié en 1979.
Richard Neville est considéré comme le « biographe officiel » de Sobhraj, qui lui a longuement parlé, et lui a souvent raconté ce qu’il voulait. Neville a compris qu’il tentait de le manipuler. Il le décrit, avec raison, comme un homme sinistre, vide de tout sens moral. Sobhraj lui a avoué les meurtres de 7 personnes.

Filmographie

LE SERPENT
« En 1975, la jeune Québécoise Marie-Andrée Leclerc fait la rencontre de l’escroc Charles Sobhraj. Amoureuse et subjuguée par cet homme au charme magnétique, elle quitte tout pour venir vivre avec lui en Thaïlande. Sous les faux noms d’Alain et Monique Gautier, le couple se fait passer pour des négociants en pierres précieuses. Débute alors une improbable série d’assassinats dans toute l’Asie du Sud-Est, perpétrés sur de jeunes touristes à qui ils subtilisent argent et identité. »

« Main Aur Charles », Prawaal Raman, 2015.
Ce film indien raconte principalement l’évasion de Sobhraj de la prison de Tihar.

« Shadow of the Cobra », Mark Joffe, 1989.
Ce téléfilm australien retrace l’expérience vécue par Richard Neville et Julie Clarke, lors de leur interview de Sobhraj en 1979.

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