Article mis à jour le 4 octobre 2022
Chaque époque a son type particulier de crime, de la piraterie au commerce des esclaves jusqu’aux cybercrimes modernes et aux gangs d’adolescents. La profession exercée sous le nom de « Fermière de bébés » était le produit de l’ère victorienne (règne de la reine Victoria, 1837-1901), une époque de puritanisme très stricte durant laquelle le sexe était considéré comme un affreux pêché et les naissances illégitimes signifiaient la honte pour la mère comme pour l’enfant. Les agences d’adoptions et les services sociaux n’existaient pas.
Aussi, des femmes (qui étaient rarement nourrices ou infirmières) offraient leurs services pour que des mères célibataires ou illégitimes leur confient leurs enfants dans l’espoir qu’ils soient adoptés, en échange d’une dizaine de livres (une grosse somme à l’époque). La plupart des enfants étaient effectivement adoptés, certains étaient vendus à des couples ne pouvant avoir d’enfants.
Le produit du puritanisme
Les mères célibataires étaient souvent désespérées et répondaient aux annonces publicitaires publiées dans les journaux par des personnes qui semblaient honorables. Pour la mère, c’était un moyen simple, rapide et légal de voir « disparaître ses problèmes », sans qu’aucune question ne soit posée.
Dans la plupart des cas, la « fermière » offrait le gîte et le couvert durant plusieurs mois jusqu’à ce que la mère accouche, permettant aux familles embarrassées de dire à leurs voisins que leur fille était partie « étudier à l’étranger » ou « restait chez des amis ». Ce genre d’endroit pouvait se situer aussi bien dans d’humbles « cottages » de campagne que dans la grande « Maternité Idéale » de Lila Young (une Canadienne), où des centaines d’enfants naquirent et moururent entre 1925 et 1947. Les mères célibataires revenaient à la maison avec leur réputation et leur conscience intactes, rassurées par le fait que leur bébé serait placé dans de bonnes maisons à travers le « marché noir » de l’adoption.
D’un autre côté, si la « fermière de bébé » partait dans un autre endroit et ne donnait plus aucune nouvelle, la mère était trop effrayée ou honteuse pour prévenir la police.
C’était une affaire juteuse pour la « fermière de bébé », puisqu’elle était payée à la fois par la jeune mère et par ceux qui venaient adopter les enfants. Si certaines lois n’étaient pas respectées, c’était une raison pour augmenter les taxes d’adoption.
Les mères célibataires ou illégitimes n’avaient que peu d’alternatives. L’avortement était un crime et les avortements clandestins présentaient de grands risques pouvant mener à de graves hémorragies, voire la mort, et la mère pouvait être emprisonnée si elle était découverte. L’abandon d’enfant était tout aussi illégal et les cours de justice montraient peu de compassion envers les femmes qui agissaient de la sorte. Si une mère assassinait son enfant, elle était obligatoirement condamnée à mort sans que l’on cherche à comprendre son geste. Selina Wadge fut pendue en août 1878 pour le meurtre de son fils illégitime. Louise Massett fut la première personne exécutée au 20ᵉ siècle pour avoir assassiné son fils.
La plupart des mères célibataires et des parents adoptifs voyaient sans doute l’emploi de « fermière de bébés » comme un précieux service public, et cela l’emportait sur le respect de la loi.
Toutefois, il n’était pas rare pour une « fermière de bébés » d’utiliser à répétition la négligence criminelle ou même le meurtre délibéré comme raccourci vers le profit. Moins il y avait de bébés, plus les éventuels parents adoptifs étaient prêts à payer cher pour qu’on leur en trouve. Et certaines « fermières de bébé » trouvaient malheureusement qu’il était plus facile de tuer les bébés qu’on leur confiait plutôt que de leur chercher des parents adoptifs. Elles n’avaient pas à dépenser l’argent gagné en s’occupant du bébé durant des semaines ou des mois.
Les meurtres de nouveau-nés étaient en fait assez communs à l’époque, mais il était très souvent impossible de retrouver la mère de l’enfant. Il fallut attendre 1922 pour que l’on tente enfin de comprendre et une loi fut votée (le « Infanticide Act« ) interdisant l’exécution des femmes qui tuaient leurs bébés.
Des « fermières » infanticides
Amelia Elizabeth Dyer :
Amelia Elizabeth Dyer est sans doute la plus célèbre des « fermières de bébés ». Elle fut reconnue coupable du meurtre de la petite Doris Marmon, 4 mois, qui lui avait été confiée en échange de 10 £. Le corps de la petite fut retrouvé dans la Tamise le 10 avril 1896, avec le corps d’un petit garçon, Harry Simmons, 1 an, tous les deux enveloppés dans un tapis. Ils avaient été étranglés.
Amelia Dyer, qui avait 57 ans lorsqu’elle fut arrêtée, s’était installée à Reading (à 65 km à l’ouest de Londres) en 1895 et avait publié des annonces dans les journaux en proposant de s’occuper de bébés. Le 30 mars 1895, un conducteur de péniche découvrit le corps d’Helena Fry, 15 mois, flottant sur la Tamise, à Reading. Le petit corps était enveloppé dans du papier d’emballage… qui portait l’adresse d’Amelia Dyer. Il fallut pourtant un moment à la police pour la retrouver, car Dyer avait changé d’adresse plusieurs fois et utilisait plusieurs faux noms.
Ils finirent cependant par la retrouver et elle fut arrêtée le 4 avril 1896. Entre-temps, les corps de sept bébés, qui avaient tous étaient étranglés et portaient une marque blanche sur le coup, avaient été retrouvés dans la Tamise.
Amelia Dyer avoua rapidement les meurtres. Au commissariat de Reading, elle tenta par deux fois de se suicider. Elle fut jugée du 21 au 22 mai 1896. Son avocat tenta de prouver qu’elle était folle, mais ne convainquit pas les jurés, qui ne prirent que 5 minutes avant de la déclarer coupable. Bien qu’il exista effectivement des doutes sur sa santé mentale, ses crimes étaient si horribles que le jury n’y porta pas vraiment attention. Le juge Hawkins la condamna à la peine capitale.
En prison, elle remplit cinq cahiers avec sa « dernière, véritable et unique confession ». Elle décida de ne pas faire appel et son exécution eut lieu le matin du 10 juin 1896. Elle confia les cahiers au prêtre qui la rencontra la nuit précédente. Personne ne connaît le nombre exact de ses victimes, mais elle avait été « fermière de bébé » durant 20 ans avant son arrestation.
Ada Chard-Williams :
Ada Chard-Williams fut reconnue coupable d’avoir frappé et étranglé la petite Selina Jones, 1 an et demi, à Barnes, dans la banlieue de Londres, en septembre 1899. Florence Jones, une jeune mère célibataire, avait lu une annonce dans un journal local qui offrait de trouver des parents adoptifs aux enfants « non désirés ». Elle avait accepté de payer 5 £ à une madame Hewetson (un faux nom d’Ada Williams) mais n’avait pu lui donner que 3 £ le jour dit. Elle était revenue peu après avec les 2 £ manquantes, mais Madame Hewetson et sa fille avaient disparu. Elle avait déclaré cette disparition à la police qui découvrit le véritable nom de « Madame Hewetson ».
Toutefois, ils ne purent rien faire, car Ada Chard-Williams ne s’était rendue coupable d’aucun crime. Jusqu’à ce que le corps de la petite Selina ne soit découvert sur les rives de la Tamise, à Battersea.
Tout comme Amelia Dyer, Ada Chard-Williams avait une sorte de « signature » de ses crimes, la manière dont elle emballait les petits corps dont elle voulait se débarrasser. Cela fut mis en évidence et utilisé par l’accusation lors de son procès, qui eut lieu les 16 et 17 février 1900. Elle fut condamnée à mort et exécutée le 8 mars 1900, à la prison de Newgate. On la suspecta d’autres meurtres d’enfants, mais les autorités décidèrent de ne pas « dépenser l’argent public » dans d’autres procès…
Annie Walters et Amelia Sach :
Annie Walters et Amelia Sach, les « fermières de bébé de Finchley » furent les premières femmes pendues dans la nouvelle prison pour femmes de Holloway, le 3 février 1903.
Amelia Sach, 29 ans, dirigeait une « maison de repos » qui offrait en fait un refuge pour les mères célibataires ou illégitimes, où elles pouvaient laisser leur bébé. Sach assurait que, moyennant une certaine somme d’argent, elle s’occuperait des enfants et tenterait de leur trouver des parents adoptifs… en échange d’un peu plus d’argent.
Mais une fois que la mère avait confié son bébé à Amelia Sach, celle-ci le donnait en fait à Annie Walters, 54 ans, qui l’assassinait avec une dose de « chlorodyne » (un médicament à base de morphine qui était utilisé contre l’asthme, la bronchite ou la diarrhée, mais dont l’overdose cause une asphyxie chez les jeunes enfants) ou par suffocation si la chlorodyne ne fonctionnait pas. Ensuite, elle jetait les petits corps dans la Tamise ou les enterrait dans un dépôt d’ordures.
Walters n’était pas une femme très intelligente et, en 1902, elle décida d’emmener l’un des bébés chez elle. Elle vivait dans un logement loué et son propriétaire était officier de police. Elle lui expliqua qu’elle allait s’occuper de la petite fille pendant que ses parents étaient en vacances. L’épouse du policier l’aida à changer ses couches et découvrit que la petite fille était en fait un garçon. Quelques jours plus tard, Annie Walters affirma au couple que le bébé était mort dans son sommeil. Elle semblait vraiment bouleversée par sa mort. Mais quelques mois plus tard, le même scénario se répéta et, cette fois, son propriétaire eut des soupçons.
Elle fut arrêtée et inculpée du meurtre du bébé. Elle finit par admettre ses crimes et d’autres petits corps furent découverts. Amelia Sach fut, elle aussi, impliquée dans ces meurtres. De nombreux vêtements de bébé furent découverts chez elles lorsque la police fouilla sa maison. Il se peut que les deux femmes aient tué une vingtaine d’enfants.
Elles furent jugées les 15 et 16 janvier 1903 et il fallut seulement 40 minutes aux jurés pour les déclarer coupables. Elles furent condamnées à mort.
Frances Knorr :
La pratique du « baby farming » s’exporta également en Australie. Frances Knorr était née Minnie Thwaites à Londres en 1868 et avait émigré à Sydney en 1887. Elle fut d’abord domestique et rencontra par ce biais un Allemand du nom de Randolph Knorr, qu’elle épousa. Ils eurent une fille, mais Minnie se lassa rapidement de son mari et eut une aventure avec un autre homme, Edward Thompson, qu’elle suivit à Melbourne.
Leur histoire ne dura pas bien longtemps, aussi dut-elle trouver un moyen de subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille. Elle décida de créer sa propre affaire de garde d’enfants et proposa ses services partout à Melbourne, déménageant souvent et se présentant sous son nom de jeune fille comme sous celui de femme mariée.
Elle étrangla certains des bébés qu’elle ne parvint pas à placer ou à vendre. Mais, alors qu’elle habitait dans la Moreland Road, elle enterra deux enfants dans le jardin et, après qu’elle a déménagé, le corps de l’un d’eux, une petite fille, fut découvert par le nouveau locataire. La police creusa dans le jardin et découvrit le second corps, celui d’un garçon.
Knorr était entre temps revenue à Sydney, près de son époux, et vivait de nouveau avec lui. La police parvint toutefois à remonter la piste jusqu’à elle et lorsque les enquêteurs l’arrêtèrent, elle était prête à accoucher de son second enfant.
En prison, alors qu’elle attendait son procès, elle écrivit une lettre à son ancien amant, Edward Thompson, pour lui demander de fabriquer des preuves pour sa défense.
Elle fut jugée le 11 avril 1893, uniquement accusée du meurtre de la petite fille. La lettre envoyée à Thompson fut utilisée par l’accusation : la mère de l’amant l’avait confié à la police. Elle représenta une terrible preuve à charge contre Knorr. Elle témoigna à sa propre décharge et admit avoir enterré les bébés dans le jardin de Moreland Road mais affirma que les enfants étaient morts « naturellement ». L’accusation démontra facilement que les bébés avaient en fait été étranglés avec un ruban, serré si fort que le cou du petit garçon avait été compressé à la moitié de sa taille normale !
Cinq jours plus tard, les jurés déclarèrent Frances Knorr coupable. Elle fut condamnée à mort. Elle se comporta en prisonnière modèle jusqu’à son exécution, le 15 janvier 1894, et avoua ses crimes quelques jours avant.
Le « baby farming » disparut peu à peu à l’orée du 20ᵉ siècle, avec l’adoption de plusieurs lois régularisant l’adoption. Mais plusieurs affaires firent encore les gros titres, et les États-Unis n’échappèrent pas aux mortelles « fermes de bébés » : à New York, une « fermière » tua 14 enfants en 1915.
D’autres furent condamnées pour leurs crimes en Angleterre ou au Canada, où une affaire choqua encore le public à la fin des années 1940.
Liens
Adoption History Project : Une ferme de bébés en 1918